Tunisie- Les partis politiques et les élections de décembre…entre marginalisation et boycott

Deux experts tunisiens ont estimé que le président Saied poursuivra son approche en ignorant le rôle des partis, même ceux qui l'ont appuyé et il continuera à marginaliser les formations politiques qui ont pignon sur rue aux élections du 17 décembre prochain.

Ces élections s'inscrivent dans le cadre d'un processus d'exception initié par le président Saied depuis le 25 juillet 2021, date à laquelle il avait limogé le gouvernement, désigné un autre cabinet et dissous le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et le Parlement, parallèlement à la légifération par voie de décrets présidentiels et l’annonce d'élections législatives anticipées après la promulgation d'une nouvelle Constitution, à la faveur d’un référendum tenu le 25 juillet dernier.

Le 17 août écoulé, la cérémonie de signature par le président Kais Saied, seul, de la nouvelle Constitution, au palais de Carthage, a suscité une série d'interrogations, ce qui a poussé le « Mouvement La Tunisie en avant », un des partis qui soutiennent le plus le président, à publier un communiqué.

Le parti qui soutient le processus du 25 juillet a publié un communiqué dans lequel il a indiqué que ses militants considèrent « la signature de la Constitution comme étant un événement important dans l'histoire de la Tunisie, ce qui devait être accompli dans le cadre d'une cérémonie solennelle en conformité avec la nature de l'événement ».

Rappelons que le 27 janvier 2014, « la Constitution de la Révolution » avait été cosignée par le président Moncef Marzouki, le Chef du gouvernement Ali Laarayedh, et le président de l'Assemblée nationale constituante ANC, Parlement provisoire) Mustapha Ben Jaafar, en présence de 216 députés, de hôtes étrangers et d'ambassadeurs.

De plus, une cérémonie a été tenue à cette occasion en date du 7 février 2014, au siège du Parlement, et à laquelle avait pris part des chefs d'État étrangers et des personnalités de premier plan, s'agissant en particulier, du président français de l'époque François Hollande et de l'ancienne chancelière allemande Angela Merkel.

De son côté, le parti du « Courant populaire » (soutien de Saïed) avait appelé, dans un communiqué, à promulguer la loi électorale pour préparer au mieux les élections du 17 décembre prochain, soulignant l'impératif d’assainir l'atmosphère électorale, partant de l'autorité qui supervise le scrutin, jusqu'aux centres de sondages d'opinion, en passant par les médias.

Depuis sa victoire à l'élection présidentielle de 2019, la relation du chef de l'État Saïed avec les formations politiques a été empreinte de froideur et d'apathie, dès lors qu'il n'a jamais tenu de pourparlers directs avec ces partis lors de la formation des deux gouvernements de Elyes Fakhfakh (février 2020) et de Hichem Méchichi (août 2020). Cette politique s'est poursuivie après le 25 juillet 2021 bien que le président n’ait jamais annoncé publiquement son intention de dissoudre les partis.

Des forces tunisiennes considèrent les mesures d'exception de Saied comme étant un « coup d'Etat contre la Constitution de 2014 et une consécration d'un pouvoir absolu et personne qui octroie au chef de l'État de larges prérogatives », tandis que d'autres forces estiment qu'il s'agit d'une « restauration du processus de la révolution de 2011 », qui avait fait chuter le pouvoir du président Zine el Abidine Ben Ali (1987 – 2011).

De son côté, Saïed, qui a entamé un mandat présidentiel de cinq ans depuis 2019, a indiqué à maintes reprises que ses mesures sont légales et nécessaires pour sauver la Tunisie « d'un effondrement généralisé ».

Un problème avec les élites

Concernant la symbolique et les significations de la signature par le président, seul, de la nouvelle Constitution, au cours d'une cérémonie marquée par l'absence de partis, y compris ceux qui le soutiennent, l'ancien Directeur de l'Institut tunisien pour les Etudes stratégiques (ITES, gouvernemental), Tarek Kahlaoui, estime que les « soutiens du président sont dans une situation délicate ».

Dans une entrevue accordée à AA, Kahlaoui a ajouté que « Saïed n'a pas de problème avec uniquement ses opposants mais avec l'ensemble de l'élite politique et sociale. Sa conception même de la politique consiste à considérer l'élite comme faisant partie du problème et non pas de la solution ».

Et l'analyste de poursuivre : « Saïed ne considère pas qu'il existe une élite qui l’a soutenu et qu'il faudra intégrer dans le paysage officiel, Saïed ne les reçoit même pas officiellement et dans le meilleur des cas, il les contacte sans l'afficher publiquement ».

« La conception de Saïed de l'opération politique est fondée sur le contact direct entre lui et le peuple, sans intermédiaire ni représentant. Il veut ancrer et asseoir ce paysage dans les esprits même si en pratique il sait pertinemment que le rôle de l'élite est fondamental, d’autant plus que lui-même fait partie de cette élite », a ajouté Kahlaoui.

Et notre interlocuteur de poursuivre : « Mais sur le plan pratique, cela ne veut pas dire que Saïed va interdire les parties, il poussera certes et favorisera l'émergence des listes individuelles mais il n'interdira pas les partis politiques ».

« Il est fort probable, a-t-il dit, qu'il l'envisage de remodeler la loi électorale pour empêcher certains de ses opposants de se présenter, en indiquant à titre d'exemple que des formations politiques sont touchées par des affaires judiciaires en cours et qu'ainsi elles ne sont pas en mesure de présenter des candidats ».

La vision du président

Abondant dans le même sens que Kahlaoui, le chercheur en sociologie Hicham Hajji a déclaré que « certes, la signature du texte de la Constitution de cette façon (le président seul à Carthage) confirme que Saïed veux gérer l'opération politique tout seul et qu'il ne croit pas en la logique des alliances. Il estime simplement que certains doivent se contenter de le soutenir ».

Hajji a ajouté que « ce soutien est soumis essentiellement à l’humeur du président et cette volonté de soutien il la réclame quand il veut et y renonce quand il le souhaite et par conséquent les observations faites par les partis qui ont appuyé le chef de l'État qui a imposé la nouvelle Constitution sont logiques. Mais en même temps, cela suscite des craintes et des appréhensions quant aux perspectives du processus politique ».

S'agissant des élections, Hajji a indiqué qu'elles « se tiendront selon la vision et l’approche du président qui élabore, via le gouvernement, une loi électorale à laquelle aucune partie politique n'y est associée ».

« Il n'existe, a-t-il lancé, aucune approche participative ni observations, ni aucun élément qui indiquerait que certains acquis fondamentaux acquis seront préservés s’agissant du rôle des partis ».

Il a ajouté qu'il s'agira « d'élections selon une nouvelle formule à l’aune de la vision du président qui mettra fin à la carte politique issue du 14 janvier et à celle qui l'avait précédée » (avant la révolution de janvier 2011).

« Cette configuration aboutira à mettre fin au rôle des partis et à un nouveau façonnement à partir de la base. Le président de la République ne permettra pas aux partis classiques et de premier plan de jouer un quelconque rôle dans ce scrutin », a-t-il relevé.

 Pressions internationales

Kahlaoui considère que « la participation aux élections de décembre prochain est tributaire de la loi électorale devant être promulguée d'ici la fin du mois de septembre courant et il existe des pressions internationales qui sont exercées pour ouvrir la loi électorale à une plus large palette de partis ».

Et Kahlaoui de poursuivre « Il y a des craintes réelles que certains articles de la nouvelle législation n'entravent la participation dans nombre de partis politiques de premier plan, et qui ont un poids certain, tels que la Famille destourienne et l'Islam politique, ou du moins leurs principaux représentants, en l'occurrence le Parti destourien libre et le Mouvement d'Ennahdha qui affichent leur opposition et hostilité au président Saïed ».

Le 22 août dernier, une délégation du Congrès américain avait rencontré le président Saïed ainsi que des associations tunisiennes et des acteurs de la scène politique.

L'ambassade américaine à Tunis avait, à cette occasion, souligné, dans un communiqué, que « les membres du Congrès (Chambre des représentants et du Sénat) ont exprimé leurs préoccupations quant à l'évolution du processus démocratique en Tunisie et ont exhorté à ce que le pays accélère l'adoption d’une loi électorale de manière participative, afin de faciliter la plus large participation possible ».

Kahlaoui a estimé probable que « des partis majeurs boycottent les élections de décembre comme ils l'avaient fait lors du référendum ».

« En pratique, cela signifie que l’on aboutira à un nouveau paysage parlementaire mais pas nécessairement à un nouveau paysage politique, dans la mesure où ces partis peuvent demeurer actifs politiquement tout en affichant leur opposition à Saied », a-t-il indiqué.

« Il se pourrait que Saied tolère l'émergence de nouvelles formations politiques et en premier la formation politique qui le représente, qui probablement prendra part aux élections et une partie de ce nouveau corps politique dominera la scène », a-t-il ajouté.

Et Kahlaoui de poursuivre : « Les soutiens de Saïed eux-mêmes parmi les partis ne trouveront pas une opportunité sérieuse pour participer dans la mesure où l'élection ne se fera pas sur les listes et sera en deux tours ».

« Cela signifie que le premier doit obtenir plus de 50% des voix au niveau de la délégation (sous-préfecture) et on aura 264 députés dans la chambre basse du Parlement selon le nombre des délégations en Tunisie, dans l'attente de clarifier les modalités de l’élection du Conseil des Régions et des Territoires », a-t-il expliqué.

Kahlaoui a abouti au fait que « le nouveau paysage sera un paysage parlementaire plus proche de l'esprit de Kais Saied, en particulier, si les partis qui étaient représentés au Parlement avant le 25 juillet décident de boycotter le scrutin ».

Une série d'entraves

Haji a estimé probable que « les parties qui considèrent que ce à quoi a procédé le chef de l'État est un coup d'Etat ne participeront pas aux élections, et cela constitue le minimum syndical de la cohérence politique, d’autant plus qu'elles feront face à une série d'entraves pour les empêcher de participer ».

Il a ajouté que « le Parti destourien libre fera partie des formations qui seront exclues ».

Et Hajji de conclure : « Les coordinations de Saied seront représentées au Parlement, lequel Parlement sera dépourvu du rôle de contre-pouvoir pour être une composante essentielle du nouvel édifice institutionnel, d’autant plus que le chef de l'État considère la législation comme étant une fonction et non pas une autorité et que la démocratie est un esprit avant d'être des institutions ».

Source : AA

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