Tunisie: "En l’absence d’une Cour constitutionnelle, nul ne peut destituer le président de la République"

L’universitaire Salsabil Klibi, spécialiste en droit constitutionnel, nous éclaire sur l’aspect juridique du bras de fer qui oppose actuellement le président de la République au chef du gouvernement en Tunisie

La Tunisie vit au rythme d’une querelle de haut niveau, entre les deux têtes du pouvoir exécutif, lors de laquelle le chef de l’Etat Kaïs Saïed bloque un remaniement ministériel, qu’il ne voit pas d’un bon œil, en usant de sa seule prérogative dans une telle situation, à savoir refuser de convoquer les nouveaux ministres pour la prestation du serment. Kaïs Saied a-t-il la latitude d’accepter ou pas les nouveaux ministres pour la prestation du serment ?

L’article 92 de la constitution déclare qu’il appartient au chef du gouvernement de créer, de supprimer et de modifier les ministères et les secrétariats d’Etat, dès lors il lui revient à lui seul de modifier son équipe gouvernementale sauf s’il s’agit du ministère des Affaires étrangères et du ministère de la Défense pour lesquels il doit se concerter avec le président de la République. Or dans le présent remaniement, ces deux ministères ne sont pas concernés et il appartient au chef de gouvernement de procéder aux modifications qu’il juge nécessaires. Quant au rôle du président dans ce remaniement, il consiste d’abord et avant toute chose de procéder à la nomination des nouveaux ministres par voie de décrets qui seront publiés au journal officiel de la république tunisienne. Et ce n’est qu’une fois la nomination faite et publiée que les nouveaux ministres se présentent devant le président de la République pour prêter serment. Le président de la République aussi bien pour la nomination des ministres que pour témoigner de la prestation de serment ne dispose pas de pouvoir discrétionnaire, sa compétence en la matière est liée.

Le chef de l’Etat a affirmé que la proposition d’appliquer le cas des « mesures impossibles » pour contourner la prestation de serment relève du droit administratif et non du droit constitutionnel. Qu’en dites-vous ? En l’absence d’une Cour constitutionnelle, le président de la République ne reste-t-il pas le dernier recours dans l’interprétation des lois ?

En effet, en l’absence de Cour constitutionnelle, il n’existe pas d’organe habilité à donner l’interprétation authentique ou officielle de la constitution. Le président de la République donc, en tant que plus haute autorité de l’Etat, responsable, sur la base de l’article 72 de la constitution, de garantir le respect de celle-ci, dispose de la latitude d’imposer sa lecture ou son interprétation du texte constitutionnel.

Certains experts en droit constitutionnel estiment qu’en refusant de recevoir les ministres pour la prestation de serment, Kaïs Saïed serait passible de mesure de destitution, car il commettrait une faute grave qui pourrait, selon la Constitution, justifier sa déposition. Qu’en dites-vous ?

Nous savons tous que sur la base de l’article 88 de la constitution, seule la Cour constitutionnelle est compétente pour d’abord qualifier les actes du président de la République de violation grave de la constitution, ensuite pour prononcer sa destitution. Dès lors, en l’absence de cette Cour, l’article 88 n’est pas applicable, c’est-à-dire qu’on ne peut officiellement qualifier les agissements du président de violation grave de la constitution ni en conséquence le destituer.

Si le président de la république continue de refuser de convoquer les ministres pour la prestation de serment, que dit la constitution ? Le chef du gouvernement peut-il opter pour un passage en force ? A quels risques ? L’article 96 du Code Pénal dispose que « est puni de 10 ans de prison et d’une amende tout fonctionnaire public qui use de sa qualité et de ce fait se procure à lui-même ou à un tiers un avantage injustifié, cause un préjudice à l’administration ou contrevient aux règlements régissant ces opérations, en vue de la réalisation de l’avantage ou du préjudice précité. ». Ceci s’applique-t-il à notre cas de figure ?

La constitution ne prévoit pas de solution à ce type de situation qui constitue beaucoup plus un conflit politique entre les deux têtes de l’exécutif plutôt qu’un problème juridique. L’article 96 du code pénal n’a aucune place dans la situation actuelle car le chef du gouvernement dans le cas présent n’agit pas en tant que fonctionnaire mais comme une autorité politique. Le code pénal n’est donc pas applicable.

Ce blocage que vit la Tunisie actuellement n’est-il pas une conséquence directe du régime politique - ni présidentiel, ni tout à fait parlementaire- que les experts ne cessent de pointer du doigt ?​​​​​​​

Certes, la nature du régime politique tunisien et particulièrement la manière dont les compétences ont été réparties entre le président de la République et le chef du gouvernement, favorisent l’émergence de telles crises. Cependant, les acteurs politiques ont aussi leur part de responsabilité dans ce qui arrive et qui est déjà arrivé d’ailleurs avec le défunt président Beji Caïed Essebsi et l’ancien chef du gouvernement Youssef Chahed. Depuis 2014, les chefs de gouvernements consécutifs ne sont pas des chefs de partis représentés au sein du parlement mais des personnalités indépendantes ou bien des figures mineures dans les partis. Ceci explique qu’ils sont fragiles, sans réel soutien parlementaire et tiraillés entre une allégeance au président de la République dont ils ne dépendant pas institutionnellement et une majorité parlementaire friable et versatile.

Source : AA

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