Deux présidents d'associations de magistrats en Tunisie ont salué, lundi, le niveau de participation à la première journée d'une grève de juges, qui se poursuivra une semaine durant, en signe de protestation contre la révocation de 57 magistrats, tandis que le président de la République a ordonné une retenue sur les salaires des juges grévistes.
Kaïs Saïed avait publié, mercredi, un décret-loi portant révocation unilatérale de 57 magistrats sur fond d’accusations qui leur ont été adressées dont « l’obstruction au déroulement de l’instruction, l’entrave à l’exercice de la justice en lien avec des affaires de terrorisme, la corruption financière, et l’outrage aux mœurs », ce que récusent les magistrats.
Cette décision a été rejetée sur le plan interne, en particulier par des syndicats et des partis politiques. De plus, des critiques internationales ont été formulées, notamment, de la part des Etats-Unis d'Amérique et de l'ONG « Amnesty International ».
L'Association des magistrats tunisiens (AMT) avait décidé, samedi, d’observer une grève d'une semaine, d’organiser des sit-in ouverts aux sièges des structures syndicales judiciaires et de ne pas candidater aux postes judiciaires pour remplacer les magistrats révoqués ainsi qu’aux postes au sein des instances régionales relevant de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE).
Un taux inédit
Le président de l'AMT, Anas H’maidi, a déclaré à l'agence Tunis Afrique Presse (TAP/Officiel), que 99% des magistrats ont participé à la grève.
Il a considéré que « ce taux de participation à la grève n’a jamais été enregistré auparavant, et cette grève se poursuivra tant que le président de la République ne se serait pas rétracté de sa décision, portant révocation de 57 magistrats et magistrates ».
H’maidi a ajouté que des « pressions ont été exercées sur les juges pour qu'ils ne participent pas à la grève générale, mais cela n'a pas entamé leur volonté de lancer leur grève et ils sont restés attachés à l'unité de leurs rangs ».
H’maidi avait déclaré, plus tôt dans la journée du lundi, que « la justice est massacrée aujourd'hui après que cette autorité a exercé son droit et accompli son rôle constitutionnel en matière de protection des droits et des libertés ».
Il a ajouté : « Ils (les autorités) demandent de la justice de se terrer dans le silence », selon un extrait d'une vidéo diffusée par des activistes sur le réseau social « Facebook » d'une réunion tenue au Palais de la justice dans la capitale Tunis.
Et H’maidi d’ajouter : « Nous n’intervenons dans aucun programme politique ni contre le Président et le gouvernement ni en leur faveur, nous avons un seul et unique programme, en l'occurrence celui de l'indépendance de l'autorité judiciaire qui protège les citoyens ».
La grève se poursuivra
De son côté, Mourad Massoudi, président de l'Association des Jeunes magistrats (indépendante), a déclaré à AA que « les magistrats se sont engagés à observer la grève dans l'ensemble des tribunaux ».
Massoudi, qui fait partie des magistrats révoqués, a indiqué : « Nous sommes arrivés au bout, dès lors que le juge est menacé dans son indépendance, il est menacé d'être révoqué sans en connaître les tenants et aboutissants de cette décision ».
« Nous tentons, via cette grève, à ce que la justice soit indépendante, dans la mesure où la majorité des magistrats révoqués l'ont été sur fond de leurs décisions judiciaires prises à l’encontre de la volonté du Président », a-t-il poursuivi.
Et Massoudi de renchérir : « Le président voulait que les magistrats évoluent selon ses désirs ».
Saïed avait récusé plus d'une fois la véracité des accusations qui le tiennent pour responsable d'avoir ciblé l'indépendance de la justice, mettant l'accent sur « l'intangibilité des droits et des libertés ».
Massoudi a ajouté que « la grève se poursuivra une semaine durant, et au cas où le président de la République ne se rétracterait pas en annulant cette liste (des magistrats révoqués), la grève se poursuivra sans équivoque ».
Et le magistrat de poursuivre : « Il existe des étapes disciplinaires et des mesures devant être prises par le Conseil supérieur de la magistrature lors de la révocation des magistrats, mais le Président Saïed s’est autooctroyé ces prérogatives en établissant, seul, la liste ».
L'Union des magistrats administratifs (Indépendante) a, de son côté, annoncé, dans un communiqué rendu public lundi, son adoption de la décision de l'Association des magistrats portant suspension du travail au sein de l'ensemble des tribunaux pendant une semaine, appelée à être reconduite.
Appui des avocats
Plusieurs sections d’avocats tunisiens dans la capitale Tunis et dans d’autres villes, telles que Kairouan, Sousse et le Kef, ont fait part de leur appui aux magistrats dans la grève qu'ils observent.
Cela intervient en dépit de la position du bâtonnier des avocats, Brahim Bouderbela, qui soutient le chef de l’Etat, qui l’a chargé de présider la Commission consultative économique et sociale du Dialogue national ».
En réaction à la position de ces sections, Bouderbela a, dans un communiqué rendu public lundi, indiqué que « la loi régissant la profession d'avocat dispose que le bâtonnier est le porte-parole officiel de l'Ordre des avocats et est son représentant auprès des autorités publiques ».
Salaire des magistrats
Pour sa part, Kaïs Saïed a ordonné, lundi, une retenue sur les salaires des magistrats grévistes, et ce au cours d'une audience qu'il avait accordé à la ministre de la Justice, Leila Jaffel, au Palais de Carthage.
Selon un communiqué de la Présidence tunisienne, Saïed a indiqué que « le service public de l'Etat ne doit pas être suspendu et il est impératif d’effectuer une retenue sur les salaires concernant les jours non-travaillés ».
Il a, par ailleurs, ordonné de « prendre une série d'autres mesures mentionnées dans la loi afin d'éviter d'atteindre les intérêts des justiciables », sans pour autant fournir de plus amples détails.
La Tunisie souffre, depuis le 25 juillet dernier, d’une crise politique aiguë, lorsque le Président Saïed avait imposé des « mesures d’exception », en limogeant le Chef du gouvernement, en suspendant les activités du Parlement avant de le dissoudre le 30 mars 2022, et en légiférant par voie de décrets.
Il a décidé, également, d'organiser un référendum populaire sur une nouvelle Constitution du pays, en date du 25 juillet prochain, et de tenir des élections législatives anticipées, le 17 décembre 2022.
Des forces politiques tunisiennes considèrent ces mesures comme étant « un coup d'Etat contre la Constitution », tandis que d'autres la qualifient de « restauration du processus de la Révolution de 2011 », qui avait fait chuter le président de l'époque, Zine el Abidine Ben Ali (1987 – 2011).
De son côté, Saïed, qui a entamé un mandat présidentiel de cinq ans en 2019, a souligné que « ces mesures ont été prises dans le cadre du texte de la Constitution pour protéger le pays d'un danger imminent ».
Source : AA