Wahid Ferchichi, Professeur - directeur du département de Droit public à la Faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, qui a bien connu Kaïs Saïed, en tant qu'ancien collègue, nous résumait le 22 janvier dernier, sur ces mêmes colonnes, les stimulants de ce dernier, ses convictions et son objectif final qui l'ont amené, selon notre interlocuteur, à commettre "violation de la Constitution et parjure". Voici, en succinct, une partie de ses propres propos où il commentait les cinq premiers mois des mesures exceptionnelles entamées le 25 juillet 2021 et où il prédisait, comme s'il lisait dans un livre ouvert, ce qui allait suivre :
"Saïed qui est un homme gentil, poli, respectueux et qui n'est pas, au fond, un dictateur, voue toutefois une admiration réelle pour la Constitution de 1959, en ce qu'elle dote, comme pouvoirs étendus, au président de la République. D'où son désir ardu de changer le régime politique pour pouvoir agir comme il l'entend et jouer le rôle de 'sauveur'. Une sorte de Don Quichotte, sur le bord. Seulement avec le conservateur qu'il est, doublé d'un populiste, qui n'a pas de problème avec l'islam politique, mais avec Ennahdha et qui de surcroît, ne croit pas au rôle des organisations de la Société civile, encore moins à celui des partis, on peut imaginer ce qu'il fera des droits et des libertés, surtout s'il réussit à exécuter son projet de ''démocratie par la base''. Nous pourrions alors dire que l'enfer est pavé de bonnes intentions...pour expliquer le profond désir du président de la République d'abolir cette Constitution, ce qu'il a déjà accompli de fait, même s'il ne l'a pas déclaré, essentiellement pour ne pas avoir à dissoudre l'Assemblée et se trouver contraint d'aller, immédiatement, vers des législatives anticipées. L'horreur, pour lui. Car logiquement, par les mesures du 25 juillet et davantage encore par le décret 115, il l'a clairement violée, sans parler de parjure, puisqu'il a juré de la protéger..."
Plus visionnaire encore, Wahid Ferchichi prédisait : "En définitive, avec les visées de Saïed, la Constitution de 2014 ne sera dans le meilleur des cas, d'ici quelques mois, que l'ombre d'elle-même. Dans le pire, elle sera enterrée avant ses neuf ans...".
Flashbacks, repères et interrogations
A deux semaines du 25 juillet 2021, anniversaire du 64ème anniversaire de l'avènement de la République, la Tunisie s'enlisait dans une crise politique et économique sans précédent. Perspective d'une faillite réelle, dépassement face à une pandémie du coronavirus de plus en plus meurtrière, blocage et guerre ouverte entre les deux têtes de l'Exécutif, à savoir le chef d'Etat d'un côté et le chef du gouvernement, Hichem Mechichi soutenu par une ceinture politique composée d'Ennahdha et de ses alliés de l'autre, provocations, outrages et menaces de certains députés de démettre le président de la République, violence et agressions physiques sous le dôme de l'Assemblée des représentants du peuple (ARP)... Un climat qui risquait, à tout instant, l'embrasement, voire l'explosion. Une grande majorité de l'opinion publique tenait Ennahdha qui a été au pouvoir depuis 2011, avec un intermède de partage entre 2014 et 2019, pour le principal responsable de la situation.
Or, c'est dans ce branle-bas que Abdelkérim Harouni, président du "majless echoura" (Conseil des sages) d'Ennahdha, choisit pour sommer le chef du gouvernement, lors d'un meeting, d'activer le fonds de compensation au profit des "victimes de l'ancien régime" (entendre, essentiellement les activistes islamistes emprisonnés, lésés ou exilés par Bourguiba et Ben Ali). Harouni imposait même à Mechichi la date-symbole du 25 juillet, comme ultimatum. C'était le défi de trop pour une population, excédée du chômage, de la cherté de la vie, du manque de vaccins anti-covid, des bruits qui couraient à propos d'un éventuel retard dans le versement des salaires... En plus, on reprochait à Ennahdha d'avoir vidé, dès les premières années de son accession au pouvoir, les caisses de l'Etat en consentant des compensations exorbitantes à ses militants et sympathisants. Le tollé fut immédiat et général.
Erreur politique ? Une gaffe d'un responsable emporté ? Toujours est-il qu'en réaction et le 25 juillet, justement, des manifestations monstres, pas toutes spontanées, ont eu lieu, à travers la République, où l'on a saccagé des bureaux d'Ennahdha et levé des slogans appelant Kaïs Saïed à dissoudre le Parlement. L'occasion -ou le prétexte- pour ce dernier de réunir, le soir même, le Conseil supérieur de sécurité nationale qu'il préside constitutionnellement et d'activer, par une interprétation "large et excessive", l'article 80 de la Constitution, décidant, comme premières mesures exceptionnelles face à un "danger imminent", de démettre le chef du gouvernement chargé de l'Intérieur et les ministres de la Défense et de la Justice, de geler toutes les activités du Parlement (ARP) et de lever immédiatement l'immunité à tous les députés. Une véritable liesse s'ensuit et les artères des villes sont envahies par des foules qui bravent le couvre-feu nocturne anti-covid. Le soulagement est quasi-général, étouffant la voix des légalistes qui voient dans ces mesures, une violation des textes de la Constitution, particulièrement l'article 80 auquel Saïed a eu recours, ainsi que celle des partis et des organisations qui, sans approuver ni s'opposer, déclareront préférer attendre de voir ce qu'allait entreprendre Saïed pour faire sortir le pays de la crise, avant de se prononcer. C'était le cas de la puissante Union générale tunisienne du travail (UGTT). Le siège du Parlement est ainsi fermé, malgré la réaction des députés d'Ennahdha, de ses alliés et de certains des indépendants qui crient au putsch. La base d'obédience islamiste répond très timidement à l'appel de sortir dans la rue. Saïed a passé son premier grand écueil.
Un mois plus tard, il proroge l'état d'exception, non sans avoir commencé à devenir plus direct et plus virulent dans ses dénonciations publiques des "corrompus, des contrebandiers, des spéculateurs et des 'affameurs' du peuple". Un discours qui plaît à la masse. Sa popularité monte et il peut, sans coup férir, interdire de voyage (sauf après 'vérification' qui est en fait, accord de Carthage) députés, hommes politiques et d'affaires... Des parlementaires qui avaient été "virulents", sont traînés devant la justice militaire, de même pour des blogueurs qui ont poussé loin la liberté d'expression. Saïed révélait sa poigne, même si on se demandera toujours comment des chefs de file de son opposition, comme les frères Karoui de Qalb Tounès ou Youssef Chahed, ancien chef du gouvernement et président de Tahya Tounès, se sont éparpillés entre l'Europe et les Etats Unis.
Saïed s'accapare tous les pouvoirs
Face aux interrogations quant à la durée des mesures exceptionnelles et au climat de malaise qui s'installe parmi les politiques, les organisations nationales, les hommes d'affaires et les partenaires de la Tunisie, il réserve un discours populiste destiné à l'intérieur où il est question de lutte contre la corruption, d'épuration du corps judiciaire qui tardait à élucider les assassinats politiques, la police et les structures parallèles...et de souveraineté nationale. D'un autre côté, il adopte à l'intention de l'étranger des propos rassurants quant à son respect des droits et des libertés et quant à l'imminence du retour des institutions démocratiques. Cela ne l'empêchera pas d'abolir l'Instance nationale de lutte contre la corruption et, surtout, de signer le fameux décret 117 du 22 septembre 2021 où il s'accapare absolument tous les pouvoirs législatifs exécutifs, de réorganisation des associations, des syndicats, de l'information...sans possibilité de recours en annulation des décrets publiés dans ce sens. Tout cela alors qu'il ne s'était même pas doté de chef de gouvernement et que des ministères étaient gérés par des secrétaires généraux. Ce n'est que le 29 septembre qu'il nommera Najla Bouden à la tête du gouvernement. Ses ministres prêteront serment le 11 octobre.
Pour asseoir davantage son emprise sur les rouages de l'Etat, il a supprimé, au passage, l'Instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des projets de lois, créée dans l'attente de la Cour constitutionnelle. Plus aucun garde-fous pour Saïed qui ne cache plus son dessein et tant pis si les principaux partenaires de la Tunisie multiplient les appels pour le respect du processus démocratique et s'ils vont retarder l'accord avec le FMI pour un prêt vital pour le bouclage du budget de l'Etat 2022, rabaisser la notation souveraine tunisienne, reporter sine die le Sommet de la Francophonie, prévu fin novembre de la même année à Djerba. Quant aux voix discordantes de l'intérieur, au retrait des soutiens pour ses mesures du 25 juillet, qui réalisent enfin que le président de la République s'est accaparé le pouvoir absolu, qu'à cela ne tienne. La Tunisie aura sa consultation nationale pour les réformes politiques à apporter, une commission pour en étudier les résultats afin de les soumettre à référendum, le "dialogue national" réclamé par les partis, la Société civile et le monde, avant des élections législatives anticipées, mais pas de présidentielle. D'autant que le 30 mars 2022, il est acculé à dissoudre l'ARP, accusant de haute trahison 116 députés frondeurs, réunis à distance dans une plénière, diffusée en direct sur les réseaux sociaux, parce qu'ils ont voté pour l'annulation de tous ses décrets promulgués, depuis le 25 juillet 2021.
Saïed continue quand même de mener sa barque, imperturbable, en dépit des critiques, des révélations embarrassantes de son ancienne cheffe de cabinet et de l'évidence qu'il prépare son projet d'Etat à la démocratie horizontale (de base) où il serait le seul maître à bord, sans partis ni organisations de la Société civile ou syndicats, pour le contrecarrer, ou tout au plus seraient-ils réduits à une parodie de présence démocratique. Il lancera ainsi sa consultation électronique nationale, mais malgré tous les moyens consentis, 500 000 (chiffre officiel) seulement sur 8 millions y prendront part. Un échec cuisant que Saïed ne reconnaît pas. Au contraire, car après sa dissolution du Conseil supérieur de la magistrature et son remodelage de façon qu'il dépende, en moitié au moins, de la présidence et sa réorganisation, dans le même sens, de l'Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), il promulgue le décret 30 du 20 mai 2022 portant sur la création d'un Comité national consultatif pour une nouvelle République, chargé de proposer un projet de Constitution qui respecte les résultats de la Consultation nationale et l'article 22 du décret 117 du 22 septembre 2021 qui stipule que "les projets de révision doivent avoir pour objet l'établissement d'un véritable régime démocratique dans lequel le peuple est effectivement le titulaire de la souveraineté et la source des pouvoirs, qui les exerce à travers des représentants élus ou par voie de référendum". Les membres de ce Comité, choisis par le président de la République parmi les personnalités et des organisations nationales, sont divisés en deux commissions, socio-économique, d'un côté et juridique de l'autre. Les deux fusent ensuite pour mener "leur" dialogue national...! Leurs propositions de recommandations et de Constitution doivent être en l'incroyable délai d'un mois. En plus les réunions se tiennent sans quorum requis et tous les membres sont tenus au secret des délibérations et au respect du droit de réserve.
Une procédure et des recommandations qui ont soulevé rejet, appréhensions et critiques, y compris de parties qui ont accepté de participer à ce comité consultatif. C'est le cas de la Ligue de défense des droits de l'Homme qui par la voix de son président, Béchir Laabidi, a dénoncé la méthodologie de l'initiative et l'absence de plusieurs organisations dont celles de jeunes et estudiantines tout en rejetant une présence pour entériner un projet déjà établi. Idem pour Zouhaïer Maghzaoui, secrétaire général du parti Achaâb (le peuple) qui a déclaré avoir adressé les mêmes propos au président de la République qu'il soutient, en lui ajoutant que son parti n'est pas pour la démocratie horizontale, ni pour un dialogue dont les résultats sont décidés d'avance, encore moins pour l'exclusion des partis qui ne sont pas impliqués dans des affaires de corruption.
Pour Brahim Bouderbala, le bâtonnier des avocats, désigné président de la commission socio-économique, il devra tempérer son ardeur, étant face à la fronde d'une grande partie du barreau qui lui rappelle que, selon les statuts, il a été élu pour se consacrer exclusivement aux affaires du secteur et que de ce fait, il est tenu de se désister.
Mais les revers les plus cinglants sont venus de l'UGTT dont le secrétaire général, Noureddine Taboubi, a annoncé que la Centrale syndicale ne participera pas à ce Comité et qu'elle réserve, le temps venu, sa position quant au référendum et aux législatives. Sami Tahri, le porte-parole du Syndicat a été plus explicite en déclarant que le décret 30 du 20 mai n'a pas émané d'une consultation et qu'il ne reflète pas les aspirations du peuple tunisien.
Quant aux doyens des facultés de droit, désignés par Saïed pour composer la commission juridique, ils ont rendu public un communiqué où ils déclinent l'invitation, expliquant que leur mission académique et scientifique ne leur permettait pas de s'impliquer dans la politique.
Il est ainsi clair que ce que nous évoquions plus haut des propos du Pr. Wahid Ferchichi sur le vrai projet de Saïed, avec ses exclusions et sa finalité jamais ouvertement déclarée, n'est plus un secret pour personne et que ceux par qui il veut lui donner de la légitimité, n'en veulent pas, dans leur majorité. Quelle riposte préparera-t-il ? Tentera-t-il le passage en Force ? Car franchement, nous ne le voyons pas faire marche arrière, en se voyant si près de son but et après ce qu'il a fait et défié ces dix derniers mois.
Source : AA