« Vladimir Poutine est devenu un dictateur pathétique et paranoïaque » et il a « menti sur les plans de la Russie en Ukraine ».
Lundi matin, sur la page d’accueil du site d’informations Lenta, une publication pro-Kremlin se targuant d’avoir 200 millions de visiteurs chaque mois, plusieurs manchettes ont fait tache en remettant en question ouvertement la propagande russe sur la guerre d’invasion en cours en Ukraine.
La Russie a « déclenché la guerre la plus sanglante du XXIe siècle », peut-on encore lire sur les pages archivées. « Les dépenses records de l’armée n’ont pas aidé la Russie à vaincre l’Ukraine » ou encore « Le ministère de la Défense a menti aux proches des personnes tuées sur le croiseur Moskva, [le navire amiral de l’armée russe coulé par l’Ukraine en mer Noire] ». Des textes en rupture totale avec la ligne officielle du Kremlin qui, depuis le 24 février dernier, justifie son agression de l’ex-république soviétique en parlant d’une « opération militaire spéciale » pour délivrer l’Ukraine d’un mal nazi fabulé par Vladimir Poutine.
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L’acte de résistance est spectaculaire. Il a été revendiqué par deux jeunes journalistes de la salle de rédaction, Egor Polyakov et sa collègue Alexandra Miroshnikova, de la section économie du média. Dans une brève déclaration publiée sur le site d’informations indépendant Zone Media, inaccessible depuis la Russie, M. Polyakov dit avoir été guidé par sa « conscience ». Une conscience qui semble de plus en plus se réveiller au sein de la communauté journalistique russe, même si la portée d’une telle rébellion demeure toujours très limitée.
« Nous pouvons nous attendre à de plus en plus d’expressions d’opposition de ce type, à mesure que l’économie de la Russie va se détériorer, que les pertes humaines vont s’accroître sur le terrain et que la victoire militaire va s’éloigner de l’horizon », fait remarquer en entrevue au Devoir Peter Rutland, spécialiste du nationalisme russe et professeur à l’Université Wesleyan, au Connecticut. « Mais les sanctions en cas de dissidence sont toujours sévères en Russie, ce qui réduit la possibilité de voir un mouvement de protestation de masse éclater dans ce pays. »
Les signes avant-coureurs d’un tel mouvement sont encore timides, mais ils sont là. Lundi matin, alors que l’homme fort du Kremlin était sur la place Rouge pour célébrer avec faste le jour de la victoire de la Russie sur le régime nazi de Hitler en 1945, les téléviseurs connectés à Internet du pays se sont mis à diffuser des messages inhabituels dans les grilles de programmation, où chaque case horaire exposait le même message anti-Poutine : « Le sang de milliers d’Ukrainiens et de centaines d’enfants assassinés est sur vos mains », pouvait-on lire. « La télévision et les autorités mentent. Non à la guerre. »
Un acte de défiance lisible également cette journée-là pendant un bref instant sur les sites et applications de Yandex, le géant russe du numérique, tout comme dans la grille horaire des chaînes publiques Channel One et Russia 1, très populaires dans ce pays. Les pirates informatiques à l’origine de l’attaque ne se sont pas dévoilés.
« Je crois que tous les opposants à la guerre doivent maintenant s’unir, quelles que soient leurs opinions », a indiqué le journaliste de Lenta Egor Polyakov, tout en exhortant les « critiques potentiels » du pouvoir à se faire entendre, eux aussi, par de la « propagande inversée ».
Lundi soir, les deux journalistes indiquaient ne plus être à l’emploi de Lenta. Ils ont depuis quitté le pays. Sans plus de précision.
Ne plus se taire
« Nous devions le faire pour rappeler à tout le monde ce pour quoi nos grands-pères se sont vraiment battus en ce beau Jour de la Victoire — pour la paix », a ajouté M. Polyakov, dans la trentaine, en entrevue au quotidien britannique The Guardian. « Des gens ordinaires meurent, des femmes et des enfants pacifiques meurent en Ukraine. Et le discours auquel nous sommes exposés indique que cela ne va pas s’arrêter. Nous ne pouvons plus accepter cela. »
« Ces actes de résistance sont importants, puisqu’ils signalent aux autres opposants à la guerre qu’ils ne sont pas seuls et font prendre conscience que des moyens de s’opposer à la guerre existent, tout en évitant le risque de répression. Ils soulèvent aussi des doutes sur la croyance omniprésente qu’il existe un soutien majoritaire en Russie face à la guerre », commente Paul Goode, observateur de l’autoritarisme russe et professeur à l’Université Carleton, à Ottawa. « Mais ces actes de résistance sont encore isolés et peu fréquents, car la Russie est un endroit toujours dangereux pour le journalisme indépendant, et ce, depuis plusieurs années. »
En mars dernier, le Kremlin a adopté une série de lois visant à criminaliser la dissidence et l’opposition à sa guerre d’invasion en Ukraine. Dans ce cadre, la diffusion d’« information mensongère sur l’armée » — comprendre : non alignée sur les réalités alternatives de la présidence russe — est passible d’amendes et de 15 ans d’emprisonnement.
À ce jour, 46 personnes ont été inculpées en vertu de ces lois ; 14 sont sous les verrous.
« Bien sûr que j’ai peur, a résumé Egor Polyakov. Je n’ai pas honte de l’admettre. Mais je savais ce que je faisais et quelles pourraient être les conséquences. »
Un terrain miné
Le déclenchement de la guerre russe en Ukraine a entraîné le départ de plusieurs employés des médias russes pro-Kremlin opposés à la censure militaire. Moscou a également fait taire les médias indépendants Dozhd TV et Ekho Moskvy (Écho de Moscou), accusés d’avoir diffusé de « fausses nouvelles ».
On s’en souvient : le 14 mars dernier, Marina Ovsyannikova, employée de Channel One, a fait irruption pendant quelques secondes dans un journal télévisé en direct avec une affiche réclamant la fin de la guerre. « Ne croyez pas la propagande, on vous trompe ici », pouvait-on lire. Elle a été condamnée à une amende de 30 000 roubles (560 $). La journaliste a depuis été embauchée par le quotidien allemand Die Welt comme correspondante indépendante.
« Il est possible que les Russes deviennent plus engagés et se fassent plus entendre dans les prochains mois lorsque les sanctions internationales vont commencer à se faire sentir, dit Paul Goode. Mais il n’est pas encore clair si ce mouvement va porter atteinte au régime de Poutine ou renforcer l’opposition à la guerre. »
Et il ajoute : « Malgré l’accès restreint aux nouvelles étrangères et aux médias sociaux depuis le début de la guerre, les Russes peuvent facilement accéder aux informations de l’extérieur du pays sur la guerre. La question n’est donc pas de savoir si les Russes savent ce qui se passe réellement en Ukraine, mais s’ils veulent le savoir. »
Source : le devoir