L'appel chinois de Hu Wei à s'éloigner sans délai de Poutine

Pourquoi la Chine a tout intérêt à rompre les liens avec la Russie au plus vite, selon un spécialiste chinois de politique internationale

Début mars 1969, un conflit éclate entre la Russie et la Chine le long du fleuve Oussouri. On se bat à l’époque pour l’île de Zhenbao revendiquée par les Chinois. Des soldats chinois ont tendu une embuscade à des gardes-frontières soviétiques et en ont tué une trentaine. Pour riposter, les Soviétiques envoient quatre chars, micro-opération militaire spéciale qui sera un fiasco. Puis pour laver l’humiliation, ils bombardent Zhenbao, faisant passer l’île désertique sous pavillon soviétique. Déjà les chars, déjà les bombes, mais cette fois pour une micro-expansion territoriale. C’est l’époque où les communistes chinois pensent que les Russes sont de dangereux révisionnistes et les communistes russes que leurs camarades chinois sont d’irréductibles déviationnistes.

“C’est l’époque où les communistes chinois pensent que les Russes sont de dangereux révisionnistes et les communistes russes que leurs camarades chinois sont d’irréductibles déviationnistes”

L’île de Zhenbao ne fut restituée à la Chine que sous Boris Eltsine en 1991. Kissinger raconte que Brejnev, pendant le conflit de l’Oussouri, aurait secrètement demandé à Nixon s’il était d’accord pour que l’URSS bombarde les centrales nucléaires chinoises et que Nixon, ayant mis son veto à la téméraire initiative soviétique, le président américain aurait informé Mao de cette indélicate intention avant de lui proposer de recevoir secrètement Kissinger, scellant ainsi le rapprochement entre Pékin et Washington. Déjà donc aussi la menace nucléaire agitée par Moscou.

En visite officielle aux États-Unis en 1979, Deng Xiaoping, repensant à cette guerre frontalière avec les Russes, aura ces mots prophétiques : “l’Union soviétique a montré par ses actions qu’elle était prête à envahir et occuper tous les pays qu’elle veut envahir et occuper”.

Les trois propositions de Hu Wei

Il n’y a pas plus d’alliés éternels que d’ennemis perpétuels, rappelle un principe de politique internationale qui a fait ses preuves. Trois propositions récentes d’un intellectuel chinois redonnent toute son actualité et son acuité à ce principe.

“L’opération militaire russe en Ukraine est une erreur irréversible. La Chine ne peut être liée à Poutine et doit rompre ses liens dès que possible. Elle doit se débarrasser de ce fardeau au plus tôt.” Elles sont signées par Hu Wei, vice-président du Public Policy Research Center attaché au Conseil des Affaires d’État, président de l’Association de Shanghai pour la recherche en politique publique, membre du Charhar Institute, un think tank spécialiste de politique internationale, classé en Chine dans le top 5 des think tanks les plus influents de sa catégorie. ces trois propositions sont publiées par ‘US-China Perception Monitor’, une publication en ligne affiliée au Carter Center, sous le titre ‘Possible outcomes of the Russo-Ukrainian war and China’s choice’.

La démonstration du fardeau russe

Partant du principe que les conséquences géopolitiques de la guerre en Ukraine seront bien plus importantes que celles du 11 septembre 2001, Hu Wei appelle Pékin à sortir de sa réserve et de sa légendaire prudence stratégique. Même si ses arguments sont formulés au conditionnel, ils sont tranchés et tranchants. Voici le cœur de sa démonstration.

Il est probable que Poutine ne puisse atteindre ses buts de guerre et même s’il parvenait à prendre Kiev et à y installer un régime fantoche, ce ne serait pas une victoire définitive car la résistance ukrainienne sera sans fin. Et si, après tout, le seul but de guerre de Poutine était de faire une diversion pour détourner son peuple de la crise intérieure du pays et de garder le pouvoir en confortant sa légitimité de conquérant défenseur de l’identité russe ?

“Partant du principe que les conséquences géopolitiques de la guerre en Ukraine seront bien plus importantes que celles du 11 septembre 2001, Hu Wei appelle Pékin à sortir de sa réserve et de sa légendaire prudence stratégique”

Totalement ou partiellement prise, l’Ukraine restera une patate chaude (“hot potato” en anglais dans le texte) qui sera un insupportable fardeau pour la Russie. Et le désastre économique national créé par la guerre pourrait amener le peuple russe à se révolter. Conclusion de l’analyste : le poker désespéré que joue Poutine en prolongeant la guerre pourrait faire définitivement perdre à la Russie son statut de grande puissance, et même lui valoir d’être démembrée.

La prospective du retour en grâce de l’Occident

Quant à la reconfiguration du paysage international, la voici : l’Amérique va reconquérir son leadership sur le monde occidental, ruinant les espoirs allemands et français d’autonomie stratégique.

Les pays européens neutres comme la Suisse, la Suède, la Finlande ou l’Autriche, vont renoncer à leur neutralité. Le partage du monde entre démocratie et autocratie sera encore plus clair que pendant la guerre froide et se jouera sur un espace bien plus vaste que celui qui sépare la mer Baltique de la mer Noire. La guerre idéologique ne sera plus entre le capitalisme et le communisme mais une guerre à mort entre les régimes autocratiques et les régimes démocratiques, et ce partage du monde vaudra aussi pour la région Indo-Pacifique.

“La guerre idéologique ne sera plus entre le capitalisme et le communisme mais une guerre à mort entre les régimes autocratiques et les régimes démocratiques, et ce partage du monde vaudra aussi pour la région Indo-Pacifique”

L’hégémonie occidentale, militaire, institutionnelle, culturelle va atteindre des sommets encore jamais égalés dans l’histoire, décuplant à la fois le hard power et le soft power de l’Occident.

Après la chute de Poutine, l’Amérique, débarrassée de son front russe, se concentrera sur sa rivalité avec la Chine, la faisant refluer sur tous les terrains. Et l’Europe lui emboîtera le pas tandis qu’en Asie-Pacifique, l’avant-garde anti-chinoise sera menée par le Japon, la Corée du Sud et Taïwan.

Voilà pourquoi, selon l’analyste chinois, la Chine, si elle veut vraiment prétendre au titre de grande puissance pacifique et régulatrice, raisonnable et responsable, anti-nucléaire et respectueuse de la liberté des peuples, de la souveraineté des États et de leur intégrité territoriale, doit sans délai s’éloigner de Poutine, devenu un inassumable fardeau.

“Après la chute de Poutine, l’Amérique, débarrassée de son front russe, se concentrera sur sa rivalité avec la Chine, la faisant refluer sur tous les terrains. Et l’Europe lui emboîtera le pas tandis qu’en Asie-Pacifique, l’avant-garde anti-chinoise sera menée par le Japon, la Corée du Sud et Taïwan”

“Mes chers amis russes, c’est l’heure de votre propre Maïdan. Soyez malins, soyez stratégiques et faites en sorte qu’il advienne” écrit dans un style beaucoup rhétorique et apocalyptique Jonathan Littell dans un vibrant appel paru dans ‘Le Monde’ du 29 mars. L’écrivain franco-américain est plus lyrique que l’historien chinois mais les deux partagent la même lucidité. Puissent-ils ne pas avoir tort.

Source: Le nouvel économiste 

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