Contrairement aux nombreux pays du monde qui ont réussi à reprendre de plus belle économiquement après avoir été déstabilisés et profondément touchés par la pandémie de la Covid-19, la Tunisie, entièrement mise à l'arrêt, n'a pas réussi à rebondir et à relancer une économie lourdement affectée par une double crise politique et sanitaire. Elle s'est, toutefois, toujours engagée à rembourser ses dettes en privilégiant les droits des créanciers au détriment des droits humains, mettant ainsi toute la charge qui en résulte sur ses citoyens.
D’après les estimations du dernier rapport du FMI publié en février 2020, le total de la dette extérieure du secteur public (État, entreprises publiques garantie par l’État et Banque centrale pour la balance des paiements) et de celle du secteur privé est passé de 84,6 % du PIB en 2017 à 94,7 % en 2020. Les estimations prévoient qu’elle dépassera les 100 % du PIB dès 2022 pour redescendre progressivement à 95,7 % du PIB en 2025.
En tête des bailleurs de l'Etat tunisien (concernant la dette extérieure de l’État) figurait en septembre 2021, la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), suivie du FMI et de la Banque africaine de développement (BAD), d’après les données du ministère de l’Économie. L’Union européenne (UE) et la Banque européenne d’investissement (BEI) sont également d’importants créditeurs. Parmi les bailleurs bilatéraux, la France et l’Allemagne sont en tête, loin devant les autres. Chez les Européens, l’Italie et la Belgique sont aussi très présent.
Du côté des pays arabes, le FADES (Fonds arabe pour le développement économique et social) est un autre acteur de poids, quand à l’Opep, elle se trouve en queue du peloton. L’Algérie et la Libye restent également au chevet de leur voisin, tout comme le Koweït, très investi. Le Japon est également bien placé dans cet échiquier des créanciers (825,4 MDT). Souvent pointés du doigt, les Émirats arabes unis (EAU) contribuent de manière plus modeste à cet encours de la dette, mais restent tout de même devant la Chine (20,1 MDT) et les États-Unis (18,2 MDT), lit-on dans le hebdomadaire panafricain, Jeune Afrique.
Privée de cruciales recettes touristiques, la Tunisie a vu son PIB plonger de 8,8 % en 2020, une chute qui devrait être à peine compensée de moitié en 2021 : + 4 % de croissance prévue par la Banque mondiale. Mais, pour de nombreux experts et économistes, le problème économique du pays est avant tout structurel.
Avis d'experts
Thomas Claes, directeur régional chez la fondation allemande "Friedrich-Ebert-Stiftung", chargé de la région MENA et surtout des questions économiques et de la justice sociale, a fait savoir dans une interview accordée à l'Agence Anadolu (AA) que la question de la dette en Tunisie était d'actualité et que l'endettement du pays était devenu insoutenable.
Le taux d'endettement de la Tunisie s'est énormément aggravé depuis le début de la pandémie en 2020. Les services de la dette dans le budget de l'Etat augmentent et entravent les futures possibilités d'investissement et de réaction face aux prochaines éventuelles crises, selon lui.
Pour Claes, la Tunisie se trouve dans une situation de dette insupportable. Elle détient les moyens de s'en sortir mais elle ne peut pas le faire toute seule.
"Il y a un risque social énorme se rapportant à la dette car pour faire face à cette dernière et la payer entièrement, il faudra mettre en place des politiques d'austérité qui engendreraient des revendications sociales", a-t-il souligné.
Et d'ajouter que le taux d'endettement était de 40% à la veille de la Révolution avant de croître et d'atteindre son pic en 2020 et la crise sanitaire déclenchée par l'apparition de la Covid-19.
L’aggravation de la dette publique survient alors que le pays est confronté à des défis économiques redoutables, associés à l’instabilité politique après les mesures d’exception décidées par le Président tunisien, Kaïs Saïed.
Rappelons qu'en date du 25 juillet dernier, Saïed avait décidé de suspendre, pour une durée de trente jours, les travaux du Parlement, de lever l’immunité dont bénéficiaient les députés et de limoger le Chef du gouvernement, Hichem Mechichi, ainsi que plusieurs autres responsables.
Les mesures d'austérité, une solution possible pour une sortie de crise ?
"Pour une fondation qui investit dans la justice sociale en Tunisie comme la nôtre, l'austérité n'est pas la meilleure solution, il faut plutôt trouver des alternatives. Des discussions sont en cours sur la mise en place de changements relatives à la taxation et au fait de trouver des ressources et des richesses afin de financer les déficits étatiques ainsi qu'au fait de lancer des négociations avec les créanciers pour trouver un moyen visant à structurer la dette de la Tunisie et à atteindre la justice sociale", a-t-il affirmé, notant qu'il faudra trouver des solutions à long terme pour une sortie de crise sans recours au fonds monétaire international (FMI).
Pour sa part, Hamza Meddeb, chercheur au Carnegie Middle East Center, travaillant sur les questions de l'économie politique trouve que la situation de la dette en Tunisie est aujourd'hui extrêmement critique et préoccupante.
Les chiffres, d'après lui, parlent d'eux-mêmes: "On est à un niveau de dettes de 90% du PIB".
Meddeb assure que le problème existe bien avant la crise de la Covid mais que cette dernière a joué un rôle d'accélérateur, exacerbé les problèmes structurels de l'économie tunisienne et causé beaucoup de pertes au niveau des recettes fiscales et des dépenses sociales qui visaient à limiter les dégâts causés par la pandémie.
Il pense, en effet, que la Tunisie se trouve aujourd'hui dans une situation compliquée où elle doit parvenir à un accord avec le FMI et trouver des solutions en termes de soutenabilité ainsi que d'élaborer des réformes capables de répondre aux attentes des partenaires internationaux.
"Le piège de la dette s'est refermé sur les pays à revenu moyen qui n'ont pas la possibilité de soutenir leurs économies et non seulement sur la Tunisie. Les pays riches ou développés ont eu la capacité d'injecter de l'argent dans leur économie pour supporter le poids des dépenses suscitées par la crise de coronavirus et ce, en ayant recours à ce qu'on appelle le soulagement de la dette", a-t-il expliqué à AA, ajoutant que les pays pauvres se sont donc trouvés dans l'incapacité de faire face au choc sans pour autant bénéficier d'un allègement économique particulier.
Comment la Tunisie peut-elle gérer sa dette ?
Gérer la dette dépend de deux urgences d'après le chercheur de Carnegie Middle East Center. Il s'agit d'abord de mettre en place un programme de réforme "dont on connaît les principaux piliers", à savoir trouver des solutions en termes de dépenses, soit de masses salariales et de caisses de compensation ainsi que de structuration des entreprises publiques.
Il s'agit, ensuite, d'établir une réforme fiscale basée sur l'équité, c'est à dire réfléchir au régime forfaitaire, élargir l'assiette fiscale sans forcément augmenter la pression fiscale et penser à un impôt sur le patrimoine, les salaires étant extrêmement imposés, assurant ainsi le partage social.
"Je pense que le pays a aujourd'hui besoin d'accords socio-économiques solides pour assurer la solvabilité du pays et distribuer le poids du fardeau sur les différentes composantes sociales, en épargnant les plus pauvres qui ne bénéficient même pas d'une couverture sociale et ce, afin de limiter la casse", a-t-il certifié.
Pour Meddeb, l'enjeu crucial pour la Tunisie est que l'ajustement économique - mesures d'austérité ou autres- soit porteur de transformation sur le moyen terme.
Il s'agit également d'un enjeu de temporalité, de communication, de construction de consensus politique face à une contrainte financière et socio-économique.
Il convient de rappeler qu'en avril 2016, le Conseil d'administration du FMI avait accepté d’octroyer à la Tunisie un prêt de 2,8 milliards de dollars sur 4 ans, dont elle n'avait perçu que 1,6 milliard de dollars, et ce, en raison de l'incapacité du gouvernement à mettre en œuvre l'ensemble des réformes structurelles prévues par l'institution financière internationale.
La Tunisie qui peine à rembourser ses dettes avait mené en 2021 des discussions avec le FMI pour un nouveau prêt en contrepartie de réformes socialement difficiles, destinées à assainir ses finances.
Parmi ces réformes figure notamment la diminution des subventions aux produits de première nécessité, une réduction de la masse salariale de l’État qui emploie 680 000 personnes dans un pays de 12 millions d’habitants et une restructuration de nombreuses entreprises publiques.
«Ces réformes sont essentielles pour rééquilibrer les comptes budgétaires et assurer la viabilité de la dette à l’avenir dans un contexte de perspectives de croissance modérée», avait indiqué en octobre dernier, l’agence de notation Moody’s, au moment de dégrader la note souveraine de la Tunisie.
Source : AA