Rebelote ? Il n’en a pas fallu plus qu’une manifestation sur fond d’une enquête judiciaire -inextricable faut-il bien le dire- pour que le souvenir à peine enfoui de la guerre civile libanaise remonte à la surface. Et pour que les trois grands groupes de communautés, sunnite, chiite et chrétien, piliers du système confessionnaliste, se préparent au pire. Les frères ennemis qui avaient mis le Liban à feu et à sang, il y a 46 ans, ont de nouveau le doigt sur la gâchette.
Jeudi 14 octobre au milieu de la matinée, des échanges de tirs éclatent en marge d'une manifestation des mouvements chiites Hezbollah et Amal, venus protester contre le juge Tarek Bitar chargé de l'enquête sur l'explosion du port de Beyrouth survenue l'année dernière. Des armes automatiques. Des RPG. Des tireurs cagoulés. Des scènes de terreur dans une école avoisinante. Et des barrages entre le quartier chrétien de Ain El Remmanah et celui chiite de Chiyah, à l'endroit même où, pendant la guerre civile, la ligne de démarcation séparait Beyrouth-Est de Beyrouth-Ouest. Le remake ne pouvait pas coller mieux à la version originale.
Bilan : sept morts, une trentaine de blessés et des millions de Libanais -dont les plus catégoriques ont déjà plié bagage- terrifiés à l’idée de revivre le même cauchemar.
Ironie de l’Histoire : alors que le spectre du chaos plane de nouveau sur Beyrouth, le Liban fête ce 22 octobre, les 32 ans de l’Accord de Taëf destiné en 1989 à mettre fin à des années de guerre civile. L’Histoire n’est -elle pas un éternel recommencement.
Qui est Tarek Bitar ?
Juge d'instruction près la Cour de justice dans l'affaire de la double explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth, cataclysme qui a fait 214 morts, selon le collectif des familles des victimes, près de 6 500 blessés et dévasté plusieurs quartiers de Beyrouth, Tarek Bitar semble avoir été nommé là où il ne fallait pas. Ou peut-être là où il fallait. Une chose est sûre, l’homme discret au sourire timide dérange. Au plus haut niveau.
Ses détracteurs, c’est dans l’establishment politique libanais qu’ils se trouvent. Un establishment qui ne voit pas d’un bon œil l’idée de lever les immunités de plusieurs anciens ministres et responsables sécuritaires que Bitar souhaite interroger. Mais ses détracteurs les plus acharnés, ce sont le Hezbollah et le Mouvement Amal chiites, qui l’accusent ouvertement de politiser l’enquête et d’être à la solde des Américains.
Il faut dire que plusieurs personnalités politiques entretenant des liens étroits avec le parti de Hassan Nasrallah sont dans le viseur du juge.
Il faut dire aussi -et surtout- que Washington, qui n’a jamais fait, ouvertement, le lien entre l’explosion du port de Beyrouth et le Hezbollah, joue malicieusement à laisser planer cette possibilité. « Depuis 2012, le Hezbollah a établi des caches de nitrate d’ammonium à travers l’Europe, en transportant des kits de premiers secours dont les poches de froid instantané contiennent cette substance », avait déclaré, à la mi-septembre 2020, le coordinateur américain pour le contre-terrorisme, Nathan Sales, relayé par les médias. Avant de conclure le plus naturellement du monde : « Et comme nous l’avons tous vu lors de l’explosion du port de Beyrouth, le nitrate d’ammonium est une substance vraiment dangereuse ».
Officiellement, l’explosion du port de Beyrouth a été déclenchée par une cargaison de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium stockée depuis plus de six ans « sans mesures de précaution » dans un entrepôt du port, après avoir été saisie sur un bateau parti de Géorgie à destination du Mozambique. Washington mène bien le jeu. Les bruits sur l’implication du parti chiite courent comme une traînée de poudre. Le Hezbollah sort de ses gonds. Et Bitar encaisse.
Branle-bas de combat
Aussitôt les hostilités du 14 octobre calmées, le Hezbollah et Amal publient un premier communiqué évoquant des « tirs de snipers positionnés sur des toits d'immeubles ». S’en suit un deuxième communiqué dans lequel le tandem chiite pointe ouvertement le parti de Samir Geagea, ancien lieutenant des Kataëb (Phalanges) qui, après 11 ans en prison pour de nombreux assassinats durant la guerre civile, reprend, en 2005, sa place dans la vie politique libanaise.
Le clan chiite dénonce "les attaques armées effectuées par des membres des Forces libanaises (FL) qui se sont déployés dans les quartiers avoisinants et sur des toits d'immeubles et qui ont tiré de façon directe, à l'aide de snipers, dans une volonté intentionnelle de tuer". Le quartier chrétien de Ain El Remmanah et celui chiite de Chiyah se replient sur leur base communautaire et aiguisent leurs armes. Les quartiers sunnites retiennent leur souffle.
Quelques jours après, c’est au tour de Hassan Nasrallah d’enfoncer le clou. Le chef du Hezbollah affirme, dans un discours télévisé, que son mouvement disposait de « 100 000 combattants armés et entraînés », prévenant le parti chrétien des Forces libanaises de ne pas l’entraîner dans « une guerre civile ». La démonstration de force, prélude aux grands feux, a commencé. L’accalmie tient à peine.
Le ver est dans le fruit
Pourquoi la manifestation du Hezbollah et de Amal a dégénéré ? Qui jette l’huile sur le feu, dans un Liban meurtri sur tous les plans ? A qui profite le crime ?
Si le Liban n’a jamais été aussi près du chaos, ce 14 octobre, il n’en est pas à sa première guérilla urbaine. Sunnites, chiites et chrétiens tirent à bout portant pour tout et pour rien. Il suffit d’une étincelle pour que le feu prenne. Et chaque fois, le système confessionnaliste, toujours en toile de fond, se retrouve sur le banc des accusés. Un système qui ne cesse de prouver ses limites depuis des années. Depuis l’établissement du « Pacte national » en 1943, fruit d’une entente informelle scellée par le Président maronite, Bechara El Khoury et le premier ministre sunnite, Riadh El Solh, jusqu’à la constitutionnalisation du confessionnalisme par l’Accord de Taëf. « L’accord de Taëf ne servira à rien », avait déclaré au Figaro Walid Joumblatt, chef de la communauté druze, le 23 octobre 1989, soit au lendemain de la signature de l’accord. La suite lui a donné presque raison.
Aucun grand évènement ne se produit au Liban sans que le confessionnalisme n’empreint les débats. Aucun drame ne se passe sans que les accusations intercommunautaires ne fusent de toutes parts. Malgré les accolades et les photos de famille, destinés à la consommation médiatique, les trois clans se supportent à peine. Jamais le repli communautaire n’a cessé de s’accroître. Le clientélisme avec. La classe politique, elle, est restée inchangée depuis la fin de la guerre civile. Mêmes têtes. Mêmes dynasties politiques avec un fils à la place du pater dans le meilleur des cas. Au Liban, on ne change pas une équipe qui perd. Et d’année en année, chaque communauté s’agrippe à ses vieilles marmites, mais la soupe est de plus en plus indigeste.
Résultat : depuis des décennies, le Liban n’est ni vraiment en guerre, ni totalement en paix. Une sorte de « degré intermédiaire » comme diraient les mutazilites.
La guérilla urbaine qui s’est déclenchée, le 14 octobre courant, en plein Beyrouth, a certes été maîtrisée et les armes se sont tues. Le Liban l’a, encore une fois, échappé belle. Jusqu’à quand ?
Source : AA