Dès l'annonce par le Président tunisien, Kaïs Saïed, le 22 septembre dernier, de nouvelles mesures d'exception, les positions partisanes, de différentes tendances politiques, ont oscillé entre des avis favorables et d'autres hostiles à ces décisions dans une nouvelle vague de polarisation.
En ce jour, Saïed avait décidé d'abroger l'Instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité de lois et de légiférer par décrets, de même qu'il a décidé d’accaparer le pouvoir exécutif avec l'aide d'un gouvernement, ce qui a été considéré par des observateurs comme étant un élargissement des prérogatives de la Présidence, au détriment de celles du Parlement et du gouvernement.
Les opposants aux décisions de Saïed adoptent trois méthodes : ou se contenter de dénoncer, ou bien appeler à des protestations ou encore former des fronts partisans, tels que la « Coordination des Forces démocratiques » annoncée, mardi, par quatre partis. Il s’agit du Courant démocratique, de Afek Tounes, du Parti républicain et du Front démocratique pour le Travail et les Libertés.
Le 25 juillet dernier, Kaïs Saïed avait annoncé des décisions d'exception, s’agissant notamment du gel des travaux du Parlement et de la suspension de ses prérogatives, de la levée de l'immunité dont bénéficiaient les députés et du limogeage du Chef du gouvernement, Hichem Méchichi.
La majorité des partis politiques s'opposent aux décisions d'exception qu’ils considèrent comme étant un « coup d'Etat contre la Constitution », tandis que d'autres partis les qualifient de « restauration du processus », sur fond de crises politique, économique et sanitaire (pandémie de la Covid-19).
En continuant sur sa lancée, Saïed soulève des interrogations quant au rôle que pourraient jouer ses opposants et s'ils seraient aptes à le pousser à se rétracter, sur fond de mises en garde partisanes des risques de chaos, voire d'une guerre civile et de l'effondrement de l'Etat.
- Mobilisation progressive de la Rue
Mehdi Mabrouk, Professeur de Sociologie à l'Université tunisienne, a souligné que « la capacité à mobiliser la Rue est limitée mais graduelle, selon deux facteurs. Le premier est le temps dans la mesure où le post-25 juillet est différent du post-18 septembre » (dans une allusion au sit-in protestataire tenu dans la capitale Tunis pour contester les décisions de Saïed).
Dans un entretien accordé à l'Agence Anadolu, il a ajouté que « le deuxième facteur consiste en les initiatives annoncées par le chef de l'Etat, de temps à autre, lesquelles initiatives ont élargi le cercle de ses adversaires et renforcé les forces hostiles à son projet ».
Et Mabrouk de poursuivre : « Ces mesures ont réduit comme peau de chagrin le cercle des alliés de Saïed, provoquant même une comparaison entre les partis qui ont exprimé leur satisfaction et appui au chef de l'État et entre ses critiques et détracteurs ».
Il a considéré que la « force (l’opposition) est limitée, dès lors qu’avant le 25 juillet, on constatait une désaffection des affaires politiques, parallèlement au dénigrement engagé par une grande machine contre le paysage partisan et politique, ce qui a provoqué un élargissement des soutiens du Président ».
Mabrouk a relevé que « la protestation du samedi (18 septembre) avait deux objectifs. Le premier est celui de tester la capacité du Président à supporter et à encaisser, ce qui a été constaté au cours du dernier de ses discours tenu dans la ville de Sidi Bouzid, lorsqu'il a consacré plus de la moitié de son intervention à ce sit-in (qu’il a attaqué violemment) ».
« Le deuxième objectif est celui de briser le mur de la peur et de s'initier à utiliser la Rue, ce qui constitue un message positif et je pense que la mobilisation de la Rue sera progressive », a-t-il dit.
L'académicien et ancien ministre sous la Troïka a, cependant, ajouté que « ces forces se libéreront progressivement et seront aptes à mobiliser la Rue mais la donnée importante est le Mouvement Ennahdha, qui était le parti le plus apte à mobiliser la Rue avant le 25 juillet ». « Le problème actuellement consiste à ce qu’en investissant la Rue, ce Mouvement fera que tout le monde dira qu’il est à l'origine de ces mobilisations », a-t-il souligné.
« Il n'est pas de son intérêt de se mobiliser actuellement ni de laisser les partis se mobiliser sous sa bannière partisane », a-t-il estimé.
Ennahdha dispose du plus grand bloc parlementaire avec 53 députés sur un ensemble de 217. Son président, Rached Ghannouchi, est le président du Parlement, dont les travaux sont suspendus. La majorité des observateurs font assumer au Mouvement la responsabilité de la situation à laquelle a abouti la Tunisie ».
- Le « sursaut ultime »
De son côté, Sghaier Zakraoui, chef du département du droit public à la faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis, a mis l'accent sur le fait « que les partis sont en droit de s'opposer, ce qui s'inscrit dans le cadre de la saine pratique démocratique et de la liberté d'expression ».
Il a indiqué, dans une interview accordée à l'Agence Anadolu, que « les mesures d'exception sont devenues un fait accompli ou ce qui est appelé ‘la mini Constitution’ ou les dispositions transitoires à travers lesquelles le Président a clarifié la feuille de route, tant et longtemps réclamée par tous ».
Saïed a affirmé qu'il « n'y aura pas de retour en arrière. Ainsi, ces forces partisanes ne sont pas en mesure de l'amener à changer sa position, dans la mesure où elles sont inactives et inefficaces au sein de la société et incapables de mobiliser la Rue ».
Zakraoui a considéré que « les agissements de ces partis sont assimilables à un ultime sursaut. Il s'agit de partis qui ont perdu le pouvoir et les privilèges et ils ont le droit d'investir la Rue pour manifester et s’exprimer ».
Il a ajouté : « Les partisans de Saïed feront de même. Nous aurons droit à des manifestations et à des contre-manifestations ».
- Une mobilisation populaire et non pas partisane
Selon Mabrouk, « il est de l'intérêt de tous de se diriger vers l'accroissement du sentiment citoyen et non pas celui partisan et idéologique, dans la mesure où l'atteinte à la République est une atteinte aux citoyens libres, qui ne sont pas de simples sujets manipulés par le régime politique à sa guise ».
Il a considéré que « les partis et les composantes de la Société civile parviendront progressivement à se mobiliser de manière recrudescente, à condition de surmonter leurs profondes divergences ».
Il a ajouté que « la mobilisation contre le coup d'Etat est alimentée par une donnée importante, en l'occurrence, la prospérité socio-économique promise par le Président alors qu'il est incapable de réaliser cela dans le cadre d'une tendance d'aller vers l'extrême ».
Et Mabrouk de poursuivre : « Une grande partie de l'acquisition de la force dans la lutte contre le coup d'Etat se fera au cours des prochains mois, lorsque les citoyens constateront que ce qu'avance Saïd fait partie intégrante d'un projet politique utopiste et que les attentes sociales et économiques des gens ne seront pas exaucées, ce qui est facilement constatable à travers une série d'indicateurs économiques ».
« Une partie de la résistance contre le coup d'Etat sera fondée sur une large base populaire et qui pourrait tirer profit du cuisant échec au cours de la période à venir », a-t-il estimé.
- Une volonté de changement
De son côté, Zakraoui a indiqué que « le peuple a exprimé son point de vue en investissant la Rue en grand nombre, le soir du 25 juillet, et fait part d’une volonté populaire pour barrer la route à un système corrompu qui n'a pas réussi à se réformer de l’intérieur, alors que ce système avait la possibilité d'installer la Cour constitutionnelle et d’éviter, ainsi, ce scénario ».
« Cette volonté populaire veut changer la réalité et faire chuter le système ainsi que dissoudre le Parlement et le président de la République avait le devoir de recourir à l'article 80 de la Constitution pour sauver l'Etat de l'effondrement », a-t-il expliqué.
« Ce qu’a fait Saïed est légal et peut être qualifié de légitime défense de l’Etat et, dans ce cadre, l’Etat est représenté par le président de la République. Nous parlons là d'une volonté populaire qui gomme et supplante la légalité constitutionnelle, dès lors que nous évoluons dans un état de nécessité », a-t-il encore dit.
Il a ajouté : « Nous appelons ce qui se passe une dictature de la Constitution, en vertu de laquelle le Président réunit toutes les prérogatives. Le problème en Tunisie c'est qu'il n'existe pas de partie qui contrôle le président de la République dès lors qu’il n'y a ni Cour constitutionnelle ni Parlement en exercice ».
Il a appelé Saïed à « s'ouvrir sur la Société civile et les partis pour les associer et pour conférer un cachet démocratique à ce processus…Réunir tous les pouvoirs est une donnée fondamentale et aucunement étrange lorsque l'état d'exception est activé ».
Il a, toutefois, exhorté le Président à « répondre favorablement au dialogue, dès lors qu'il n'est pas dans son intérêt de se mettre à dos toutes les parties. Il lui faudra créer un front qui lui est allié et il est nécessaire de faire participer l’UGTT (principale force syndicale) au dialogue, ainsi que l’UTICA (patronat) et d'autres partis parmi ceux qui le soutiennent ou le critiquent ».
« Cela ne veut pas dire que nous accordons à Saïed un chèque en blanc dès lors qu'il existe des balises et lui-même a dit que l'objectif des réformes consiste à instaurer un régime démocratique », a-t-il indiqué.
Et Zakraoui de conclure : « J’aurais souhaité qu'il fixe un échéancier à ces mesures... Toute personne sage n'osera pas, aujourd'hui, lancer individuellement son propre projet ».
Source : AA