Tunisie / politique : Saïed le "populaire", quasiment seul contre tous

Après 55 jours des mesures exceptionnelles qu'il a prises le 25 juillet dernier, démettant le chef du gouvernement, suspendant les activités du Parlement et levant l'immunité à ses membres, le président de la République n'a rien entrepris en profondeur, pour changer la situation de blocage politique, sociale et surtout économique que vivait le pays, décriée par l'ensemble des Tunisiens et qui lui a permis d'interpréter, avec des "largesses", l'article 80 de la Constitution qui l'autorise à agir, "en cas de danger imminent", sous des conditions qu'il a au moins outre-passées, selon la majorité des juristes, des politiques et même de ses soutiens. Mais ses décisions ont tellement soulagé la grande partie de la population, dont une large frange de la Société civile et des acteurs économiques et politiques qui voulaient en finir avec la crise, avec un gouvernement et ses soutiens...avec un Parlement qui, par sa composition éclatée, était une source de problèmes et non de solutions.


Aussi, les voix qui ont crié au "coup d'État" ont-elles été nettement dominées par celles qui s'appuyaient sur la légitimité populaire, à défaut de légalité, de ce qu'a entrepris Kais Saïed -élu par près de 80% des voix au deuxième tour de la présidentielle, après ses 18% du premier-, ainsi que sur l'urgente nécessité de faire sortir le pays du marasme où il s'était embourbé. Le Président pouvait s'atteler à la tâche, les coudées, plus ou moins, franches, n'ayant pas d'opposition capable d'obstruer son chemin. Car même les partenaires traditionnels de la Tunisie (Union européenne et USA, notamment) qui n'ont pas apprécié le "gel" du Parlement, ont en gros exprimé leur "compréhension quant à l'importance de trouver des solutions à la situation particulière et difficile que vit la Tunisie, en espérant qu'elle se remette, le plus tôt possible, sur la voie du processus démocratique et que les institutions, notamment le Parlement, recouvrent leur activité". Une sorte de "wait and see", ou plus exactement "un feu vert conditionnel". Une position déjà prise par beaucoup d'organisations, dont les majeures comme l'Union générale tunisienne du travail (UGTT), la Centrale patronale, la Ligue des droits de l'Homme, l'Ordre des avocats..., ainsi que par plusieurs partis, y compris ceux opposés à Saïed, dont le PDL (parti destourien libre) de Abir Moussi.

- Attentes et désillusion

Seulement depuis le 25 juillet, rien n'a été entrepris, en vue d'un changement structurel pour améliorer la situation socio-économique, qui s'aggrave de jour en jour, créer des projets, à même d'apporter nouvelles richesses et résorber, un tant soit peu, un chômage qui culmine à des taux jamais atteints. Quant à ses projets pour le futur politique et institutionnel, c'était le flou le plus opaque.

A son actif quand même une nette amélioration et une presque suffisance en vaccins anti-coronaires. On relèvera, en parallèle, le limogeage de trois ou quatre ministres (dont deux intérimaires) et de nombre de gouverneurs, des changements dans des postes-clés de l'Intérieur, surtout, des visites inopinées ci et là, pour dévoiler de petits exemples de spéculation et en profiter pour prononcer ses speechs, devenus habituels, où il annonce sa volonté de s'opposer "à tous ceux qui volent et appauvrissent le peuple, aux corrompus et aux traîtres de la nation". Entretemps et sous différents griefs (disons-le, légalement justifiés) quelques députés sont arrêtés, des politiques, l'ancien bâtonnier des avocats et président de l'Instance de lutte contre la corruption et un ancien ministre sont assignés à une "souple" résidence surveillée, étant autorisés à bouger dans un rayon de 60 kilomètres, des hommes d'affaires sont empêchés de librement voyager (mesure levée dernièrement, sauf pour ceux ayant maille avec la justice), alors que de gros bonnets de la corruption et de la contrebande sont en liberté.

Mieux, ou pire, aucun gros dossier sur le financement des associations ou des campagnes électorales n'a encore été ouvert, malgré des rapports accablants de la justice ou des instances de contrôle. C'est dans ce climat, que les positions ont commencé à changer et la patience à s'épuiser, surtout en ce qui concerne la désignation d'un chef du gouvernement (un gouvernement déjà tronqué, plusieurs départements étant sans ministres) et le retour du processus démocratique, car "l'exceptionnel où le président décide seul, ne peut durer. L'existence même de l'Etat serait en péril", martelait, il y a deux semaines, Sami Tahri, secrétaire général adjoint et porte-parole de l'UGTT. Idem pour plusieurs organisations et partis. Pour sa part l'Union européenne haussait le ton, menaçant, à mots à peine couverts, de remettre en question son partenariat avec la Tunisie, si les choses en restaient là et si les instances démocratiques ne reprenaient pas du service. Des sénateurs américains avaient, quelques jours auparavant, adopté pratiquement la même position.

- Un décret conforte un discours

A cette pression, de plus en plus palpable, Kais Saïed qui hésitait sur le genre de projet de réorganisation des pouvoirs publics, à soumettre aux Tunisiens, ne pouvait garder davantage le silence, même s'il a lancé un ballon d'essai, à travers son conseiller Walid Hajjem, qui a déclaré, il y a près de trois semaines, que le Président se dirigeait vers un changement du régime qui deviendrait présidentiel et vers le référendum, sans en préciser les procédures, recueillant scepticisme et questionnements.

Lundi dernier, comme on le sait, le président a dévoilé son projet. Il prolonge la période exceptionnelle, compte annoncer des dispositions transitoires, changer le Code électoral pour un nouveau Parlement et "aller à la souveraineté du peuple" (NDLR : entendre référendum). La nomination d'un chef de gouvernement, n'est pas, selon lui, la priorité.

C'est là l'essentiel de son discours du lundi 20 septembre, qui a fait couler beaucoup d'encre et qu'il a "conforté" hier mercredi, par la publication d'un décret présidentiel avec de nouvelles dispositions dont l'essentiel consiste en la suspension de l'Instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des lois, en la poursuite des activités de l'État, conformément au préambule de la Constitution, à ses articles 1 et 2 et à tous ceux qui ne sont pas en contradiction avec les mesures exceptionnelles. Une manière de rester dans le cadre de la Constitution de 2014. Par ailleurs et selon le même décret, le chef de l'État se réserve la charge d'apporter des amendements concernant les réformes politiques à introduire, avec l'aide d'une commission qu'il désignera par décret.

Un début de lever de rideau qui ne montre pas l'ensemble du décor que Saïed compte installer, mais qui révèle quand même son orientation -pour l'instant du moins- à faire cavalier seul, sans concertations préalables avec les partis ou les grandes organisations nationales. Et même s'il les intègre dans la commission, elle sera la "sienne", puisque le rôle de ses membres qu'il "désignera", se limitera à lui apporter de l'"aide". Cela ne sera du goût de ses détracteurs et de la majorité des acteurs politiques, dont ses alliés, à commencer par son inconditionnel secrétaire général du Mouvement Echaâb (le peuple) qui, tout en approuvant le décret d'hier, vient d'appeler Saïed à faire participer "les forces et les organisations nationales aux décisions à prendre et à fixer des dates pour les élections".

Quoi qu'il en soit, ce décret s'insère dans la logique de son discours de lundi dernier, qui a suscité beaucoup de réactions, tant sur son fond que sur sa forme. En effet et au-delà de la nervosité inaccoutumée de Saïed et sa tendance habituelle à mettre tous ses détracteurs dans le même sac, il ne s'est pas adressé aux seuls Tunisiens, mais à tous les partenaires du pays : "Que le monde l'entende...". Ce qu'il aurait pu éviter, selon beaucoup d'observateurs, d'autant que ce qu'il veut entreprendre n'est pas, selon eux, particulièrement constitutionnel.

- Controverses...

C'est, en tout cas, ce que déclare Mohamed Mokhtar, professeur constitutionnaliste, pour qui des procédures transitionnelles équivalent à une suspension de la Constitution. "Or, aucune solution politique ne peut être conçue en dehors de cette dernière qui a été à la base de l'élection du président", explique-t-il. Et d'ajouter que si Saïed, à travers une interprétation "permissive", a trouvé dans l'article 80 une justification pour prendre les mesures exceptionnelles le 25 juillet, il en est maintenant "prisonnier", puisqu'il ne peut, objectivement et constitutionnellement, ni amender ni suspendre la Constitution, en vue d'introduire les changements qu'il vise, encore moins dissoudre le Parlement.

Cet avis est largement partagé, même si le Mouvement Echaâb ou le Courant démocratique, fidèles à Saïed, ont exprimé leur adhésion à tout ce qui est venu dans le discours du Président. Zouhaier Maghzaoui, secrétaire général d'Echaâb affirme même que cela rétablirait le processus révolutionnaire dans le cadre de la Constitution, avant que le nouveau gouvernement ne se consacre aux réformes socio-économiques. Il s'appuie sur l'avis de juristes pour la légitimité populaire peut être considérée, dans des cas d'exception, supérieure à la légitimité constitutionnelle. Ils sont contredits en cela par la majorité de leurs confrères pour qui aller vers des dispositions transitoires signifierait que Saïed exerce seul et librement les pouvoirs, législatif et exécutif, par de simples décrets présidentiels.

Un avis partagé par, entre autres, Mohsen Marzouk, président de Machrou' Tounès", qui craint que Saïed n'institue de nouvelles lois à sa mesure et à sa guise et transforme le Code électoral et le paysage politique, en excluant qui il veut, ce qui est la forme du totalitarisme, par excellence.
Ennahdha, à travers son président, Rached Ghannouchi, rejette en bloc toutes les mesures prises par le président de la République, surtout son dernier décret qui, pour lui, est une abolition pure et simple de la Constitution. Abdellatif Mekki qui va dans le même sens, renchérit que Saïed veut "ni plus ni moins s'accaparer tous les pouvoirs".

Fadhel Abdelkéfi, secrétaire général de Afek (horizons) Tounès, affirme que le chef de l'État doit réaliser que le vrai "danger imminent" est de nature socio-économique, "un aspect qu'il semble occulter ou reléguer au second plan, alors qu'il devrait être la priorité de ses priorités, tant il est déterminant, en cette période de crise", dit-il.

Le secrétaire général de l'Union générale tunisienne du travail, Noureddine Taboubi, va plus loin en assénant que le socio-économique n'attend point, ce que le Président doit réaliser, d'où l'urgence de la désignation d'un gouvernement et de son chef. Et d'ajouter : "l'unité du peuple tunisien ne peut pas être mise en péril et c'est la responsabilité de Saïed qui, par ailleurs, ne doit pas agir en dehors du cadre constitutionnel, ou sans la participation des plus larges composantes possibles de la société tunisienne.

Abir Moussi, présidente du parti destourien libre (PDL) qui devance tout le monde dans les sondages pour les législatives, accuse l'entourage du Président de le pousser vers l'erreur, à travers de fausses interprétations des lois pour qu'il opte pour des dispositions transitionnelles illégales qui lui enlèveraient toute légitimité, qu'elle soit constitutionnelle ou populaire. Elle met, également, en garde contre d'éventuelles entourloupes "juridiques" qui n'auraient pour finalité que son éviction, elle et son parti, du paysage politique.

Décidément, Saïed n'est pas dans une situation confortable, tant la crise est multidimensionnelle et les chantiers multiples. Or, tout populaire qu'il soit, il est dans l'obligation d'apaiser les acteurs politiques et de la Société civile dont une grande partie n'adhère pas à ses choix. Les partenaires étrangers dont la Tunisie a besoin, non plus.

Source : AA

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