Le 12 juillet 2021, le président de la Fédération de Russie Vladimir Poutine a publié, en langues russe et en ukrainien, un article intitulé « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens ». Cet article, représentait une réponse à la loi adoptée par la Rada ukrainienne le 1er juillet, qui excluait la Russie des peuples premiers de la nation ukrainienne.
Un recit qui ne trouve pas d'oreilles en Ukraine
Les responsables de Kiev ont décidé de ne pas prêter beaucoup d’attention à ce « travail historique ». Les diplomates ukrainiens ont travaillé sur le sommet de la Plateforme de Crimée, et le président ukrainien Volodymyr Zelensky a fait savoir qu’il n’aurait pas autant de temps pour écrire des articles aussi volumineux, laissant probablement entendre que Poutine ne l’avait pas écrit lui-même. En outre, c’était presque la première fois qu’une information en ukrainien apparaissait sur la page Web du Kremlin. Zelensky s’est également félicité de ce fait inattendu.
Il va sans dire que l’histoire, sous tous ses aspects, joue un rôle important dans la politique étrangère d’un pays envers ses voisins. Néanmoins, il doit être interprété correctement, ce qui semble sans doute manquer au Président russe. Il a fait appel à plus de mille ans d’histoire, arguant du passé commun, que l’Ukraine n’avait jamais nié.
Il convient de noter que Poutine n’a pas utilisé le terme de «La Rus’ de Kiev», ce qui, bien sûr, remettrait en question l’approche de la Russie quant au terme lui-même. Au lieu de cela, la « Vieille Rus’ » a été mentionnée comme le passé commun des descendants des Biélorusses, des Russes et des Ukrainiens. L’interprétation de l’histoire est importante. Et le terme Rus’, dans son sens original, a été utilisé pour décrire le territoire autour de Kiev, plus tard le territoire de l’État de Kiev, qui coïncide fondamentalement avec le territoire de l’Ukraine moderne et indépendante. Ce qui est plus important, l’État de Kiev.
En outre, l’idée que les Russes, les Ukrainiens et les Biélorusses ont des racines communes a été le concept majeur de l’histoire de l’Union Soviétique afin de diffuser le message des peuples frères qui vivent sous une seule règle, un seul parti et un pays.
De plus, l’approche « ethnique » de Poutine est absolument incompatible avec les propres statistiques démographiques de la Russie. En outre, les Ukrainiens représentent le deuxième groupe ethnique. Selon sa logique, si les Russes et les Ukrainiens représentent un seul peuple, pourquoi environ deux millions d’Ukrainiens qui vivent dans la Fédération de Russie sont considérés comme un groupe minoritaire ?
Néanmoins, le Président ukrainien Volodymyr Zelensky a répondu dans un premier temps avec humour en expliquant qu’il comprenait enfin à quoi s’occupe le président Poutine au lieu de répondre à ses requêtes de rencontre, à savoir l’apprentissage de la langue et de l’histoire ukrainiennes. Plus sérieusement, le président ukrainien a saisi l’occasion du 30e anniversaire de l’indépendance de l’État ukrainien, le 23 août 2021, pour délivrer un grand discours sur la longue histoire de l’État et de la nation ukrainiens :
« Notre histoire et notre État sont uniques. Notre Constitution a 25 ans (en tant qu’état moderne); cependant, notre Constitution a 311 ans (en tant que nation). Elle a été écrite par Pylyp Orlyk ; elle est enfin retournée chez elle et tout le monde peut la voir à la cathédrale Sainte-Sophie, elle-même construite il y a plus de 1 000 ans. Notre hryvnia [monnaie ukrainienne] a un quart de siècle (en tant qu’état moderne) ; Volodymyr le Grand y est représenté. Cependant, notre hryvnia a plus de 1 000 ans (en tant que nation). Elle existait à l’époque de Volodymyr le Grand. Notre trident a été approuvé par la Constitution ukrainienne il y a 25 ans. Ce même trident était déjà représenté sur les briques de l’église de la dîme il y a 1025 ans. Cette année, les Forces armées ukrainiennes ont fêté le 30e anniversaire de leur création. En 1616, les Forces armées ukrainiennes célébraient la prise de la forteresse génoise. Tout cela n’indique qu’une seule chose : nous sommes un jeune pays avec une histoire millénaire.Nous construisons notre maison sur terre où nos ancêtres ont vécu et construit. Nous ne sommes pas des invités. Nous sommes une jeune famille de la glorieuse dynastie de Rus' de Kiev - Ukraine »
Deux dates au cœur des débats : le baptême de la Rus en 988 et le traité de Pereïaslav en 1654
Prenons deux exemples du discours historique émis par les représentants de la Fédération de Russie et des réponses qu’y ont apportées des historiens ukrainiens. Vladimir Poutine explique que les deux nations russe et ukrainienne forment un seul tout par le fait qu’un même événement spirituel, le baptême du prince Vladimir en 988, a déterminé leur destinée :
« Le choix spirituel de saint Vladimir, qui fut à la fois prince de Novgorod et grand-duc de Kiev, détermine aujourd’hui en grande partie notre parenté. Je suis convaincu que la souveraineté réelle de l’Ukraine n’est possible qu’en partenariat avec la Russie. »
Les Ukrainiens répondent à ce premier argument que le baptême de la Rus’ de Kiev en 988 est dû aux missionnaires byzantins et non pas à la Russie, qui n’existait pas encore au IXe siècle – ce qui explique d’ailleurs qu'en 2018, le patriarche de Constantinople Bartholomée ait accordé son autocéphalie à l’Église orthodoxe d’Ukraine.
L’historien Serhii Plokhii, auteur de The Origins of the Slavic Nations, a rejeté le principe de la préexistence d’une ou de trois nationalités slaves orientales (russe, ukrainienne et biélarusse) avant la montée du nationalisme. Il préfère parler d’identités « proto-nationales » ou « ethno-nationales » avant le XVIIe siècle. De fait, ce n’est qu’en 1721 que l’État moscovite s’est transformé en Empire de Russie. En outre, le fait que la majorité des citoyens des deux nations partagent la même foi chrétienne orthodoxe ne peut pas avoir comme conséquence l’unification de deux États indépendants. Si c’était le cas, il faudrait que la plupart des pays d’Europe soient aujourd’hui sous la souveraineté du Vatican !
La partie ukrainienne pointe du doigt le sort des nationalités en Russie
On pourrait multiplier les exemples. Pour l’historien russe basé à Londres Vladimir Pastoukhov, l’article de Poutine, par sa sacralisation du passé, vise à justifier une nouvelle guerre de la Russie non seulement contre l’Ukraine mais aussi contre l’Occident du fait de son révisionnisme. En outre, le 30 juillet, le gouvernement russe a créé une commission visant à punir toute structure en Russie et à l’étranger contestant sa vision de l’histoire, y compris au moyen de « mesures opérationnelles ».
Face à ces nouvelles menaces, le directeur de l’Institut ukrainien de la mémoire nationale Anton Drobovych a répondu au président russe dans un article intitulé « Sur l’unité historique de la prison des peuples ». L’historien contre-attaque en rappelant combien en Russie même, les différentes nationalités sont opprimées, notamment au Tatarstan :
« Je suis vraiment désolé que le Tatarstan soit maintenant un exemple pour l’Ukraine de ce qui devrait être évité par tous les moyens. Mais un jour viendra où les citoyens du Tatarstan décideront de leur propre destin. »
La faiblesse de l’autonomie au Tatarstan et dans d’autres républiques de la Fédération de Russie démontre clairement, à ses yeux, que toute relation étroite avec la Russie entraîne à long terme la perte d’indépendance, la russification, la privation des droits des citoyens, l’exploitation économique, les catastrophes sociales et environnementales :
« Rappelons les problèmes de la République de Kalmoukie. En 2021, ses citoyens ont organisé une convention nationale à Elista, accusant le Kremlin d’ethnocide clandestin. Entre autres choses, ils se sont plaints que la Kalmoukie reste la région avec l’approvisionnement en eau le plus bas de toute la Russie. Bien sûr, Poutine a fait semblant de ne pas entendre les Kalmouks, car il utilise lui-même la question des pénuries d’eau potable en Crimée occupée pour faire pression au niveau international sur l’Ukraine. La mention de l’effondrement de l’approvisionnement en eau en Kalmoukie est extrêmement gênante pour l’occupant, et donc inacceptable. »
En effet, de nombreuses nations vivaient sur le territoire que l’Ukraine possedait. Selon le dernier recensement officiel de l’Ukraine, plus de 8 millions de personnes d’origines russes vivent dans le pays, ce qui en fait comme les ukrainiens en Russie, le deuxième groupe ethnique d’Ukraine. Les livres d’histoire d’ukraine, citent le « projet ukrainien » au 18ème siècle, lorsque les terres ukrainiennes étaient principalement divisées entre l’Empire Autrichien (Empire Austro-Hongrois depuis 1867) et l’Empire Russe (qui devint un empire en 1721). Dans l’ensemble, l’Ukraine ne s’est jamais fixée comme objectif d’asservir d’autres nations dans le but d’élargir ses territoires.
Les Ukrainiens vivaient en paix aux côtés des Polonais et des Lituaniens. De toute évidence, à trevers l’histoire, il y a eu beaucoup de différends. Cependant, cela ne peut pas être comparé à la politique de l’Empire Russe. Il est à noter que l’Ukraine, contrairement à la Russie, n’a pas persécuté ses compatriotes, ni par nationalité (The Pale of Settlement), ni par caractéristiques linguistiques (décret Emsky, circulaire Valuevsky).
Un autre point qu’il a abordé est la religion. La propagande russe utilise très souvent cet argument. Les chaînes de télévision publiques russes ont diffusent l'information selon laquelle l’orthodoxie est de temps à autre sous pression en Ukraine. En analysant d’histoire d’Ukraine objectivement, personne n’a essayé et n’a réussi à réprimer la religion sur les terres ukrainiennes.
Aujourd'hui, l’idée de Poutine d’introduire le passé commun a pour objectif d’essayer de rendre l’histoire de la Russie plus glorieuse et ancienne qu’elle ne l’est. Il est à noter que lorsque Yaroslav le Sage, l’un des plus grands souverains de l’époque, fit construire la cathédrale Sainte-Sophie au milieu du XIe siècle à Kiev, Moscou fut n’existait toujours pas.
F.L avec theconversation.com