Le chef de l'Etat ne peut plus faire durer longtemps les mesures d'exception, les pressions se faisant de plus en plus insistantes pour un retour des activités des institutions...
En provoquant, le 25 juillet dernier, un vrai coup de tonnerre, par le limogeage du chef du gouvernement, Hichem Mechichi, le gel des activités du Parlement et la levée de l'immunité de ses membres, dans le cadre de mesures exceptionnelles qu'il a prises, en application d'une interprétation conrtroversée de l'article 80 de la Constitution, le président de la République a recueilli une large adhésion populaire et politique. Une adhésion, totale par-ci, conditionnelle par-là, qui n'a laissé que peu de place aux voix réticentes et encore moins à celles qui ont crié au "coup d'État". C'est que la crise politique, économique, sociale et sanitaire, aggravée par la pandémie du coronavirus, a atteint un point tel que le pays paraissait livré à lui-même et se précipitant vers l'explosion et la révolte, tant la colère était générale.
C'est ce qui explique que le "passage en force" de Kais Saïed, soutenu par la Défense et la majorité de l'Intérieur, n'ait pas provoqué de remous sécuritaires et ait même "décroché" l'approbation -fût-elle peu enthousiaste- ou du moins un "wait and see", des grandes organisations nationales. C'est le cas de la super puissante Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), de l'incontournable Centrale patronale (UTICA), des prestigieux Conseil de l'Ordre des avocats, et Ligue des droits de l'Homme... Aussi le chef de l'Etat a-t-il pu réunir, de fait, des pouvoirs immenses et prendre librement des décisions qui vont de la nomination de hauts cadres et de "chargés de la gestion de ministères", aux arrestations de voyage, en passant par des mises sous résidence surveillée et des interdictions de voyage.
Les pressions se précisent
Près de cinquante jours après, l'euphorie commence à tomber, des interrogations à se poser et des mises en garde à monter. Quelle est la feuille du président? Jusqu'à quand, cette période exceptionnelle va-telle durer? Que va-t-il advenir de la Constitution et du législatif, même s'il est pratiquement admis par tous que le Parlement de 2019 est fini ? Où le pays ira-il, en l'absence d'un gouvernement appelé à dégager le budget complémentaire de l'année en cours, à préparer celui de 2022, à négocier avec les instances financières internationales, notamment la Banque mondiale et le FMI?
Noureddine Taboubi, le secrétaire général de l'UGTT, qui nous avait exprimé à Anadolu, dès le 26 juillet, ses appréhensions et son souhait qu'il n'y ait pas de dérive de la part de la présidence, est en train, comme d'autres associations, de perdre patience de monter au créneau, la Centrale syndicale ayant d'ores et déjà élaboré une feuille de route, avec des mesures immédiates et à moyen terme qu'elle appelle Saïed à prendre pour redresser la situation politique, économique et sociale. Cette feuille de route prend l'allure d'un ultimatum, quand on sait que Taboubi a, à plusieurs reprises, martelé : "nous ne laisserons pas la Tunisie aller à la dérive".
Il vient d'être relayé par Samir Cheffi, le secrétaire général adjoint de la même UGTT, qui a ouvertement déclaré que le président ne pouvait détenir tous les pouvoirs, ni gouverner seul, rappelant au passage, l'urgence de la désignation d'un chef du gouvernement; une mesure à laquelle le président de la République s'était engagé, dès le soir du 25 juillet, sans avoir montré, jusque-là, d'empressement pour le faire.
Or, de l'Intérieur comme de l'extérieur, la pression qu'il subit dans ce sens et dans celui du rétablissement des institutions de l'Etat, notamment le législatif, est de plus en plus palpable. Ce qui explique son exaspération, exprimée à travers un communiqué, peu coutumier, de la présidence où il répondait aux commentaires suscités par la position de Josep Borell, le haut représentant de l'UE et vice-président de la CE, assimilée à une mise en garde du principal partenaire économique de la Tunisie, pour que prennent fin les mesures d'exception et que le pays se remette sur la voie de la bonne gouvernance, des rouages démocratiques, de la séparation des pouvoirs... Dans ce communiqué, Saïed insiste sur la souveraineté de la Tunisie et de son "peuple" (NDLR : celui qui est sorti, le 25 juillet pour réclamer la dissolution du Parlement et le limogeage du gouvernement), ce qui "n'a été débattu et n'est pas à débattre avec qui que ce soit, la Tunisie n'étant pas un élève qui attend une note ou un bon point".
Entre coeur et raison
Seulement, Kaïes Saïed dont la non précipitation peut se comprendre, hésite sur le profil du futur chef du gouvernement. Il est partagé entre "docilité" et loyauté absolue envers lui pour éviter le scénario de Mechichi qui s'est rebellé, bien qu'il lui doive sa sortie aux lumières et compétence doublée d'intégrité et d'efficience, susceptibles d'inciter investisseurs, donateurs et prêteurs à la confiance. Pour Kais Saïed, trouver une personnalité qui allie ceci à cela, s'est avéré difficile, lui qui n'a évolué, jusqu'à sa candidature à la présidentielle, que dans le milieu universitaire du droit. En plus, recourir à des ogres de l'économie qui ont déjà servi l'État sous le régime de Ben Ali, n'entre pas dans sa ligne de compte.
Aussi est-ce à l'avocat Taoufik Charfeddine dont il avait fait le ministre de l'Intérieur dans le gouvernement Mechichi et que ce dernier a remercié, justement parce que très proche du président, qu'il aurait pensé. Des sources bien informées avancent aussi le nom de Nadia Akacha, la "dame de fer" du palais de Carthage, cheffe du Cabinet et femme de confiance de Saïed. Mais ces deux juristes ne présentent pas d'atouts majeurs pour diriger un gouvernement, à part celui d'être très liés à leur "mentor". Novices en politique, pas du tout aguerris à la chose économique, ils manquent de surcroît, d'aura à l'intérieur comme à l'étranger, ce qui peut provoquer le courroux des organisations nationales influentes et les partenaires outre-frontières.
Aussi est-ce Marouane Abassi, le gouverneur de la Banque Centrale qui est venu sérieusement concurrencer les deux premiers, fort de son expérience, de son carnet d'adresses et de la quasi-certitude d'une large approbation nationale et internationale. Cette probabilité est devenue tellement insistante jusqu'à i y a 10 jours, qu'on s'attendait, chaque jour, à ce que sa désignation fût officielle. Mais voilà qu'un quatrième nom a (ré)émergé, celui de Hédi Belarbi, un expert, ex-haut cadre de la Banque mondiale et ancien ministre de l'Équipement dans le gouvernement transitoire (2013-2014) de Mehdi Jomâa.
Mais même si ces noms circulaient avec une crédibilité certaine, Kais Saïed vient de dévoiler, indirectement, ses batteries et son intention de reporter la désignation d'un chef de gouvernement et ce, ...à travers son conseiller Walid Hajjem qui déclarait en substance à Reuters, il y a deux jours, que le président se dirigeait vers un changement du régime politique qui deviendrait présidentiel, la suspension de la Constitution, via référendum et la mise en place d'une organisation provisoire des pouvoirs publics. Par conséquent et logiquement, la nature de la mission du chef du gouvernement ne peut être définie que par cette nouvelle organisation et la proclamation de son nom ne peut que lui être ultérieure.
En tout cas, la déclaration de Hajjem est confortée par celle ttoute récente du constitutionnaliste et proche du président, Amine Mahfoudh, pour qui la Constitution de 2014 est génératrice de crises, pas de solutions. Ce qui augure sérieusement de son amendement, surtout en ce qui concerne la nature du régime (devenu parlementaire hybride, depuis 2014) et le pouvoir exécutif, Saïed n'ayant jamais caché sa désapprobation qu'un président, élu au suffrage universel, n'ait qu'une bribe de compétences et qu'un chef de gouvernement, désigné et qui peut être à tout moment éjecté par le Parlement, détienne le vrai pouvoir de décision.
Enfin, pour deviner ce que le chef de l'État va annoncer dans les prochains jours, car la situation ne peut continuer de voguer de la sorte, il faudra peut être puiser dans les propos du Pr. Rabah Khraïfi, un autre soutien du président, où il a appelé Saïed à écrire un projet de texte pour l'organisation provisoire des pouvoirs publics, avant de désigner un comité pour proposer les amendements nécessaires à la Constitution, qui seraient soumis à référendum.
Le nom du chef du gouvernement qui, logiquement, serait Abassi ou Belarbi ne devrait être connu qu'entre ces deux échéances. Mais sait-on jamais avec Kais Saïed...
Source : AA