Nord Stream 2 est plus que du business et de la politique, c’est un coup porté à la sécurité européenne et un point de dépendance à la Russie.
L’influence de Moscou sur les affaires européennes est bien plus grande que ne l’imagine la moyenne française, allemande, italienne, hongroise ou bulgare. La Russie n’est pas un grand, mais un immense pays avec des traditions de longue date et des opportunités d’ingérence dans la politique de certains pays européens dans le but de les affaiblir intérieurement et extérieurement, ainsi que de saper l’unité européenne. Les outils sont larges et divers, dont la diplomatie, les services spéciaux, la corruption et bien sûr, les ressources énergétiques.
Ces dernières sont un élément très important qui, après la construction d’oléoducs et de gazoducs reliant l’Union Soviétique aux pays européens, a rendu les Européens en partie dépendants de Moscou dans les années 60 et 70 du siècle dernier. C’est particulièrement vrai pour le gaz naturel faisant un levier que les Russes utilisent activement pour faire chanter, soudoyer et influencer les élites européennes à des fins politiques et économiques. Sous la Russie de Poutine, cette tendance s’est considérablement intensifiée et multipliée.
L’histoire des relations énergétiques entre l’Europe et la Russie, devrait conduire à certaines conclusions, les principales sont l'importance de la diversification des approvisionnements en gaz de l’Union Européenne et le développement de sources d’énergie alternatives, et il semble que les Européens s’y engagent activement, certains réussissent mieux, d’autres moins, mais la réalité est qu’un retournement de situation a été constaté, à savoir : en 2012, le gazoduc Nord Stream a été entièrement mis en service, il longe le fond de la mer Baltique et relie directement la Russie à l’Allemagne.
A l’heure actuelle, le gazoduc Nord Stream 2 est quasiment achevé (environ 60 km de conduite restent à poser, la longueur totale est de 1234 km), ce qui prévoit le pompage de 55 milliards de mètres cubes par an et qui est devenu le sujet d’un affrontement géopolitique majeur. Les principaux lobbyistes de ce projet sont bien sûr la Russie et l’Allemagne, ainsi que quelques autres pays européens (Autriche, France, Italie...), qui y voient des retombées économiques pour eux-mêmes.
L’intérêt de la Russie est bien compréhensible, la capacité totale de Nord Stream et Nord Stream 2 suppose un pompage de 110 milliards de mètres cubes par an. Mais l’intérêt pour la Russie ne consiste pas autant dans les recettes en devises que dans le gain politique, par conséquent, Moscou est prête à tout pour mettre en œuvre ce projet. Initialement, cinq sociétés européennes devaient recevoir 50 % de ses actions du projet à parts égales – Engie (France), OMV (Autriche), Royal Dutch Shell (Grande-Bretagne, Pays-Bas), Uniper et Wintershal (Allemagne), ensuite, ce schéma a été abandonné et Gazprom est devenu propriétaire à 100 % du projet.
Malgré tous les risques de suspension ou de gel complet du projet, ce qui pourrait provoquer des milliards d’euros au fond de la mer Baltique (le coût de construction du Nord Stream 2 est d’environ 10 milliards d’euros, dont la moitié est l’argent de Gazprom, et l’autre moitié – des entreprises européennes), Moscou s’efforce avec diligence de mener à bien ce projet. Pourquoi?
Après tout, la capacité du réseau de transport de gaz existant est déjà suffisante pour approvisionner l’Europe en gaz. Un certain nombre de grands gazoducs (Urengoy-Pomary-Uzhgorod, Soyouz, Progress, etc.) traversent le territoire de l’Ukraine, dont la capacité d’entrée à la frontière russo-ukrainienne est de 288 milliards de mètres cubes par an, et celle de sortie à la frontière ukrainienne avec la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie, la Biélorussie, la Moldavie est de 178,5 milliards de mètres cubes par an, y compris avec les pays de l’UE – 142,5 milliards de mètres cubes par an.
Il y a aussi le gazoduc Yamal-Europe qui traverse la Biélorussie, capable de pomper de 33 à 34 milliards de mètres cubes par an. De plus, comme il a été dit, le Nord Stream (capacité de 55 milliards de mètres cubes par an) a été mis en service, et en 2020, le Turkish Stream également (capacité de 31,5 milliards de mètres cubes par an). Dans le même temps, selon Gazprom, le volume des exportations de gaz de la Russie vers les pays européens, dont la Turquie, a diminué fin 2020 de 12,1 % par rapport à l’année précédente. En 2020, le volume des exportations de gaz vers l’Europe s’élevait à 174,87 milliards de mètres cubes et en 2019 à 198,97 milliards de mètres cubes.
Alors pourquoi le Kremlin cherche-t-il à dépenser des milliards de dollars pour construire de nouveaux gazoducs ?
Tout simplement – Moscou est hantée par ses ambitions néo-impériales. Par conséquent, son objectif principal est de priver l’Ukraine du statut de principal pays de transit du gaz russe vers l’Europe. La Russie veut non seulement empêcher Kyiv de gagner de l’argent sur le transit, mais de supprimer l’instrument de coercition de Moscou pour se conformer aux règles des relations économiques et politiques. Combien de fois les Russes, utilisant leur statut de fournisseur unique de gaz, ont-ils essayé de dicter les prix du gaz pour l’Ukraine et les prix du gaz transitant via le territoire de l’Ukraine pour les pays européens, ce qui a conduit à des « guerres du gaz » où non seulement les Ukrainiens, mais aussi les Européens ont souffert ?
La situation s’est aggravée depuis le début de la guerre russe contre l’Ukraine et l’occupation d’une partie de son territoire (Crimée et certaines zones des régions de Donetsk et Lougansk) en 2014. Le point clé ici est la question sécuritaire. Utiliser une offensive à grande échelle et massive des troupes russes contre l’Ukraine, à travers laquelle les consommateurs européens reçoivent du gaz, signifie, entre autre, un coup porté à la sécurité de l’Europe. Par conséquent, le pompage de gaz en contournant l’Ukraine est une opportunité supplémentaire qui permet au Kremlin de se livrer les mains pour une nouvelle agression contre Kyiv.
Certaines capitales européennes ne s’en rendent-elles pas compte ? S’agit-il vraiment de revenus supplémentaires pour les budgets de certains pays ? Ou s’agit-il d’un enrichissement d’hommes politiques européens à la retraite ? Ce n’est pas pour rien que le terme de « Schroedérisation de l’Europe » s’est généralisé, alors que d’anciens hauts fonctionnaires d’Allemagne, de France, d’Autriche, d’Italie… sont en réalité à la solde des institutions étatiques russes, sans parler des flux financiers fantômes. Voici quelques exemples.
L’ancien chancelier allemand Gerhard Schroeder est président du conseil d’administration de la société pétrolière et gazière russe « Rosneft » depuis 2017. L’ancien Premier ministre français François Fillon a récemment rejoint le conseil d’administration de la société russe Zarubezhneft. L’ancienne ministre autrichienne des Affaires étrangères Karin Kneissl (le président russe Vladimir Poutine était parmi les invités à son mariage et a dansé avec elle en 2018), a également récemment rejoint le conseil d’administration de Rosneft.
« Certains pays occidentaux donnent la priorité aux intérêts économiques tout en ignorant les intérêts d’autres pays. Je déteste admettre cet élément de corruption lorsque les anciens premiers ministres allemand et français sont achetés par des sociétés énergétiques russes. J’ai très honte de tels exemples du côté ouest… Concernant Nord Stream 2, la situation est allée trop loin. C’est un exemple très honteux où les intérêts ont emporté sur les valeurs de la démocratie », a récemment déclaré la présidente de la République de Lituanie (2009-2019) Dalia Grybauskaitė.
Bien entendu, l’Ukraine et plusieurs pays européens (Pologne, Lituanie, Lettonie, Estonie) s’opposent activement à Nord Stream 2. Ils sont également soutenus par la République Tchèque, la Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie… Et il ne s’agit pas seulement des pertes économiques de la mise en service de ce gazoduc, c’est juste que l’Europe centrale et orientale connaît très bien les risques posés par la Russie, le coût de l’occupation et du protectorat de Moscou.
Le Kremlin prévoyait de rendre Nord Stream 2 opérationnel en fin 2019, après avoir conclu le contrat gazier entre l’Ukraine et la Russie à temps pour pouvoir négocier directement avec l’Europe à l’avenir. Et surtout, menacer, faire chanter et imposer des conditions à Kyiv, en utilisant des gazoducs alternatifs contournant l’Ukraine. Ça n’a pas marché. Les actions conjointes des opposants à Nord Stream 2 n’ont pas permis à la Russie d’achever la construction du gazoduc. Et les Russes ont dû négocier avec les Ukrainiens médiés par les Européens sur un nouveau contrat, qui, après de longs pourparlers, a été conclu au profit de Kyiv. Mais la durée de ce contrat étant de cinq ans, l’Ukraine risque de perdre son atout de transit, et Moscou montrera encore plus les dents si le Nord Stream 2 soit achevé.
Les États-Unis, qui s’opposaient initialement à Nord Stream 2 et soutennaient l’Ukraine, le comprennent également. C’est grâce aux sanctions américaines contre les entrepreneurs européens que les travaux de dépôt de canalisations au fond de la mer Baltique ont déjà été suspendus. Mais les récents signaux des États-Unis ne semblent pas très encourageants. L’administration Biden a décidé de lever les sanctions à l’encontre de l’opérateur Nord Stream 2, Nord Stream 2 AG, et de son directeur général Matthias Warnig. Les hauts responsables américains continuent de croire que ce gazoduc est un projet géopolitique russe qui menace la sécurité énergétique européenne et compromet la sécurité de l’Ukraine et de la région, mais leur décision s’explique par le fait que le projet est en réalité achevé et que les États-Unis ne veulent pas aggraver les relations avec l’Allemagne.
C’est évidemment une situation tendue : les intérêts économiques de chaque pays européen sont au-dessus des valeurs européennes. La concurrence économique et politique entre différents pays en temps de paix est une chose, et les accords avec l’occupant sur la construction d’un gazoduc et l’approvisionnement en gaz, qui étaient alors assez bien, au milieu de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, en sont une autre. En pacifiant l’agresseur, une partie de l’Europe ferme les yeux sur les crimes russes en Ukraine. Non seulement les Ukrainiens, mais aussi les Européens, qui, de leurs propres mains, détruisent le bouclier qui les protège de «l’ours sauvage », ont beaucoup à perdre.
En 2008, la France et l’Allemagne avaient déjà bloqué l’octroi du Plan d’action pour l’adhésion à l’OTAN à l’Ukraine, qui délie les mains de Moscou pour la guerre et l’occupation d’une partie des territoires, d’abord de la Géorgie, puis de l’Ukraine. Et quoi maintenant ? Qui et comment compensera l’Ukraine pour le manque de sécurité après le lancement de Nord Stream 2 ? Dans un proche avenir, des réunions importantes auront lieu au cours desquelles ce problème pourra être résolu. Tout d’abord, le président ukrainien Volodymyr Zelenskyy rencontrera à Berlin la chancelière allemande Angela Merkel, puis le dirigeant allemand se rendra à Washington pour rencontrer Joe Biden.
A son tour, M. Zelenskyy effectuera une visite aux États-Unis, où toutes ces questions complexes seront définitivement discutées. Du coté de l’Ukraine – des propositions d’une utilisation économiquement avantageuse de son propre système de transport de gaz, ainsi que des partenaires convaincants de la nécessité de soutenir leur avant-poste d’Europe de l’Est. Du côté de l’Occident – la protection de l’Ukraine, de l’Europe et des valeurs démocratiques, ainsi que la répression d’un criminel russe qui est allé trop loin.
S.R. pour Maghreb Aujourd'hui