Depuis plusieurs mois, la Centrafrique est au cœur de tensions entre la Russie et la France, qui a gelé en juin son aide budgétaire et sa coopération militaire avec son ancienne colonie, que Paris accuse d'être au centre d’une campagne anti-française.
Ce bras de fer franco-russe s'était même transformé en "cyber-conflit", Facebook publiant en décembre 2020 des faits révélant l'existence d'une guerre d'influence entre la France et la Russie sur Internet, notamment en Afrique. Dans le cadre de la lutte de Facebook contre les violations de sa politique contre l'ingérence étrangère ou gouvernementale, et ce qu'il qualifie de « comportement inauthentique et coordonné » le géant des réseaux sociaux avait annoncé avoir supprimé plusieurs réseaux de centaines de comptes, groupes et pages sur Facebook et Instagram émanant de « militaires français » et de la Russie.
Quelques mois après, le Président français n'avait pas mâché ses mots. Le « discours anti-français a permis de légitimer une présence de mercenaires prédateurs russes au sommet de l’Etat avec un président Touadéra qui est aujourd’hui l'otage du groupe Wagner », avait fustigé fin mai dernier Emmanuel Macron peu avant la décision de Paris de suspendre ses aides à Bangui.
Depuis 2017, les mercenaires russes de la société Wagner jouent un rôle de plus en plus important en République centrafricaine. Soutiens incontournables du Président Faustin Archange Touadéra et ses proches, leur présence et leurs actes posent de plus en plus de problèmes dans un pays encore déchiré par la violence.
Cette présence russe, dans ce qui fut le pré-carré français depuis l’indépendance de la RCA, a "désorienté Paris", constate Roland Marchal, chercheur et spécialiste de la Centrafrique au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Politiques de Paris.
« L’arrivée des Russes s’est en effet accompagnée d’une campagne anti-française orchestrée et assez violente où l’on ne dénonçait pas seulement la politique de Paris mais où on appelait à s’en prendre aux Français sur place. Le Président actuel Faustin Archange Touadéra, de manière assez habile, se présente comme quelqu’un qui appelle à la modération devant Paris tout en rappelant qu’il y a de la place pour tout le monde dans le pays, Français et Russes », confie le spécialiste de la Centrafrique à l'Agence Anadolu.
Fin d'une relation exclusive
Ce double jeu du pouvoir associé à une forte campagne anti-française illustre, de fait, la fin de la relation exclusive de la Centrafrique avec la France. C'est ce que note à AA Thierry Vircoulon, spécialiste de la région des Grands Lacs, de l'Afrique du Sud, de la République Démocratique du Congo et du Zimbabwe.
Quand ils sont arrivés en RCA, ces mercenaires avaient d’abord pour tâche de former les soldats des FACA (les forces armées centrafricaines), afin que l’État, en cours de reconstruction, dispose des moyens pour imposer son autorité sur le territoire face à des groupes rebelles encore bien présents et contrôlant certaines parties du territoire.
Paris s’est inquiété de la très forte influence de la Russie depuis 2018 sur le régime du président Faustin Archange Touadéra, de l'omniprésence de centaines de paramilitaires venus de Moscou mais aussi de l'emprise de sociétés russes sur l'or et les diamants centrafricains.
Certains mercenaires russes sont présents en RCA depuis 2018. Mais Moscou en a dépêché massivement fin décembre 2020 à la rescousse de Touadéra, menacé par une offensive rebelle. Depuis fin 2020, les mercenaires russes opèrent maintenant directement sur le terrain et prennent part aux combats.
Leur action ne s’inscrit pas complètement dans le cadre de la mission des Nations Unies en Centrafrique, la MINUSCA (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique).
En fait, «c’est un secret de polichinelle», note Thierry Vircoulon en affirmant que « ces mercenaires agissent pour le compte de la Russie ».
Si leur travail de formation des soldats centrafricains correspond à la réforme du secteur de la sécurité pilotée par l’ONU, dans la réalité des faits, «il y a très peu de coordination entre la mission d’instruction militaire et la MINUSCA» constate le chercheur.
Dérogations pour la livraison d'armes
A l'ONU, la France était le principal adepte et promoteur d'un strict embargo sur les armes, en 2013 et encore aujourd'hui. Or, de 2019 à 2021, la Russie a réussi à obtenir de l'ONU des dérogations pour livrer au pays des armes légères.
Pour le régime de Bangui, la France défend l'embargo de l'ONU tant honni, et les accusations de "néocolonialisme", voire d'un "soutien de Paris à certains rebelles", fleurissent sur les réseaux sociaux et dans les médias proches du pouvoir.
A contrario, Moscou a livré des armes et permis de venir à bout des groupes armés, soulignent les mêmes médias, à l'unisson du gouvernement.
Selon les données du Stockholm International Peace Research Institute, les Russes vendent près de la moitié (49%) des équipements militaires en Afrique. Sur la période de 2014 à 2019, la Russie a vendu pour plus de 8 milliards de dollars d'armes sur le continent.
Dans un rapport publié le 31 mars dernier, le Groupe de travail de l’ONU sur l’utilisation de mercenaires, rattaché au Haut-Commissariat aux droits de l’Homme des Nations Unies a dénoncé les exactions commises par ces mercenaires russes en RCA.
« La MINUSCA a commencé ou essaye de se distancer grandement à la fois de ce que font les mercenaires russes et de ce que font les militaires centrafricains», affirme à AA le spécialiste de la RCA, Roland Marchal.
Dans un rapport publié le 14 juin, la chaine CNN et The Sentry ont affirmé que les instructeurs russes, étroitement associés au Kremlin, ont commis des atrocités massives contre des civils en RCA, notamment des meurtres et des exécutions extrajudiciaires, des actes de torture, des vols, des enlèvements contre rançon, des incendies de villages et des viols collectifs.
CNN et The Sentry ont également cité un autre rapport compilé par la MINUSCA et qui corrobore les accusations.
Ce rapport indique que « les FACA et les forces bilatérales, en particulier les Russes et des éléments supposés être Syriens, pourraient avoir commis des crimes de guerre, notamment en exécutant des civils et d’autres individus qui ne participaient pas aux hostilités ».
Dans un communiqué rendu public le 18 juin2021, la présidence centrafricaine a indiqué que c’était « un rapport trompeur et diffamatoire car il est basé sur des rumeurs circulant sur les réseaux sociaux pour saper le moral des troupes luttant pour la libération du peuple centrafricain ».
« Ce rapport met en lumière le pillage des ressources naturelles en RCA. Ce nouveau mode de pillage très lucratif constitue une menace grandissante, semant la mort et la dévastation et mettant en danger la paix et la sécurité non seulement en République centrafricaine, mais également dans diverses autres zones sensibles à travers le monde. Des mesures urgentes sont requises de la part de la communauté internationale », souligne le Camerounais Michel Bissou, expert en gouvernance des industries extractives.
Le journaliste et géopoliticien Luc Michel estime, en revanche, que « cette enquête montre par-dessus toute la partialité occidentale ».
« Dans les prochains jours, il faudra bien évidemment s’attendre à un prochain nouveau « rapport » de l’ONU qui va sortir concernant une prétendue « famine » touchant des milliers et des milliers de Centrafricains, vu que les prétendus rapports concernant des exactions en tout genre de la part des soldats de l’armée nationale ou encore de soldats russes est déjà sorti il y a quelques jours», indique-t-il.
« En bref, jusqu’à présent, les nombreuses campagnes de désinformation grossières n’ont pas du tout eu l’effet escompté par leurs auteurs. Ce fut le contraire, la Centrafrique a repoussé ces attaques médiatiques et les Centrafricains ne sont pas dupes. Les médias mainstream, l’ONU, les États occidentaux néocoloniaux n’ont plus leur place en Afrique, même si c’est encore difficile pour eux de l’admettre », poursuit le géopoliticien belge.
L'opinion centrafricaine partagée
Du côté de la population, notamment à Bangui, les mercenaires russes sont plutôt vus d'un bon œil, les habitants de la capitale considérant qu'ils les protègent des groupes rebelles.
« Mais dans les provinces où ces mercenaires agissent, «ils sont de plus en plus impopulaires. Les populations les accusent d'exactions et de meurtres », estime Eric Ngaba, journaliste au journal centrafricain, Corbeau News (indépendant).
Le tout est accompagné d'une campagne médiatique aux relents anti-français, destinée "à mettre en scène le réengagement de la Russie en Afrique, un partenaire fiable, pragmatique et qui s’appuie sur une logique de non-réciprocité, à l'opposé d'une France qui imposerait des contreparties politiques à son assistance", analyse Maxime Audinet, chercheur à l'Institut de Recherches Stratégiques de l'Ecole Militaire (IRSEM) en France, dans une déclaration.
L’opinion centrafricaine reste alors partagée sur ce bras de fer engagé entre Paris et Moscou sur le sol centrafricain.
Sabotage ou mise en scène ?
Le 7 juin, il y a eu un incendie au siège d’Orange Centrafrique, une entreprise française de télécoms.
Cet incendie qui mis hors linge plus de 800 000 abonnés (personnels et entreprises) dont 20 % de la population centrafricaine a relancé les soupçons sur les mercenaires russes qui, selon certains usagers, voudraient saboter des installations françaises en RCA.
Selon Philippe Dieudonné, entrepreneur e-novateur, passionné par le numérique, l’incendie de l’ambassade de France à Bangui et celui d’Orange relèvent d'une « étrange synchronicité qui laisse perplexes de nombreux observateurs au moment où la France suspend certaines subventions à la RCA ».
Mais le chercheur centrafricain, Sioni Tourougou, pense que les Russes ne sont pas impliqués dans cet incendie d’Orange car « l'ambassade de France est hautement sécurisée, donc aucune intrusion n'y est possible ».
Dans un article publié le 11 juin, le journal centrafricain, Ndjoni Sango, a rapporté que « d’après plusieurs sources, cet incendie est une mise en scène et un prétexte pour éteindre 800 mille abonnés en RCA et interrompre internet auquel sont liées de nombreuses transactions financières ».
Alors que l’opérateur français des télécoms dans son communiqué du 7 juin a souligné qu’il s’agissait d’« un incendie accidentel au siège de l'opérateur à Bangui » qui a affecté ses 800 000 clients, le sentiment anti-français qui a gagné le terrain pousse certains Centrafricains à accuser l’entreprise française, elle-même, de sabotage.
« Tout a commencé par un semblant d’incendie à l’ambassade de France à Bangui, puis une pénurie de carburant provoquée par la société française Total, ensuite l’incendie à l’entreprise Orange Centrafrique ayant occasionné une coupure du réseau téléphonique et d’internet dans tout le pays, et enfin la suspension de l’aide budgétaire au gouvernement et l’assistance militaire aux forces armées centrafricaines », accuse dans une déclaration à AA le pasteur et cyber activiste centrafricain, Mbaikassi Serges Mathurin.
L'affaire Quignolot
Début mai, la situation s'envenime une fois de plus entre Paris et Bangui. Un Français, Juan Rémy Quignolot, arrêté un mois plus tôt en possession d'armes de guerre à Bangui, a été accusé par le procureur de Bangui d'« espionnage », « complot » et « atteinte à la sûreté de l'Etat ».
Immédiatement après, les images de Juan Rémy Quignolot, les mains attachées derrière le dos, ainsi qu’une photo de la page principale de son passeport ont été partagées sur les réseaux sociaux.
Sans la nommer, Paris dénonce dans cette affaire la main de Moscou. Ses soupçons d’instrumentalisation apparus dès le début tiennent notamment au tweet publié le jour même de l’arrestation de Quignolot par Valéry Zakharov, le conseiller russe du président centrafricain Faustin Archange Touadéra : « Un citoyen étranger a été détenu à Bangui avec une énorme quantité d’armes et de munitions ».
Dans un communiqué, le ministère français des Affaires étrangères avait dénoncé la publicité faite autour de l’interpellation de ce Français à Bangui.
« Les informations personnelles de cette personne ont été immédiatement rendues publiques par le biais de réseaux de désinformation liés à la promotion d’intérêts bien identifiés qui sont habitués à viser la présence et l’action de la France en République centrafricaine », avait réagi Paris.
Pour le député de Bambari du Mouvement cœurs unis (MCU), le parti au pouvoir, Hamadou Aboubakar Kabirou, « le sentiment anti-français n'est pas le but recherché ».
« Nous avons eu l'opportunité d’avoir du soutien de la part de nos partenaires de la Russie, nous l’avons saisie. Il faut que la France cesse d’avoir une attitude paternaliste concernant le choix de nos alliés », a souligné à AA le député de Bambari.
Eviction de Ngrebada, un premier pas?
Une chose est sûre, la France n'est plus ce qu'elle était pour la Centrafrique, mais la nomination d’un "pro-français", Henri Marie Dondra, au poste de Premier ministre en remplacement de Frimin Ngrebada, réputé pour être "un pro-russe", pourrait réconcilier Bangui avec Paris.
« L’ancien Premier ministre Ngrebada était l'homme des Russes, son éviction de la primature pourrait être un possible premier pas dans le rétablissement de la confiance », estime le chercheur Roland Marchal.
Le 15 juin lors de son installation à la primature, Henri Marie Dondra a promis de travailler avec tous les partenaires dont la France.
« Dans les accords et échanges avec nos partenaires bilatéraux et multilatéraux, il y a un travail d’échange qu’il va falloir relancer. Nous allons poursuivre ces échanges avec nos partenaires techniques financiers, notamment, l’Union européenne, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Même avec notre partenaire stratégique, qui est la France », a-t-il souligné.
La détermination de la France à renouer les liens avec la Centrafrique a été confirmée dans une interview accordée le vendredi 18 juin à Oubangui Médias par l’ambassadeur de France à Bangui, Jean-Marc Grosgurin.
« L’aide budgétaire française pour 2020 a été annulée et est suspendue pour 2021, mais pourra être mise en œuvre si des signaux encourageants sont adressés. La présence des 5 coopérants militaires a également été suspendue compte-tenu de nos préoccupations sur l’évolution de la situation », a souligné le diplomate français.
Selon Grosgurin, « la France demeure présente dans de nombreux secteurs : humanitaire, éducation, santé, justice, infrastructures, économie… ».
Il relève qu’il a constaté que dans le cœur de nombreux Centrafricains, la France demeure très proche.
« S’agissant des relations diplomatiques, le problème n’est pas que la Centrafrique développe ses relations avec la Russie, nous l’avons toujours dit. Elle a évidemment le droit, en tant que pays souverain, d’avoir une diplomatie ouverte à tous les partenaires qui peuvent aider à apporter la sécurité et le développement. Et nous avons toujours affirmé que l’intérêt de la Centrafrique est de s’ouvrir sur le monde et ne pas rester enclavée », a conclu le diplomate français.
Source : AA