Au terme de longs mois ponctués par une crise politique aiguë qui a secoué et éreinté le pays, le président tunisien, Kais Saied, est sorti de son silence pour réagir à l'initiative du Dialogue national présentée par l'Union générale tunisienne du travail (UGTT) pour exprimer sa prédisposition à superviser ledit dialogue.
Le « Dialogue national » est une initiative qui a été lancée par l'UGTT (principale organisation syndicale du pays), au début du mois de décembre dernier.
Le Président avait annoncé, mardi dernier, son approbation de superviser le Dialogue national, censé permettre au pays de sortir de la crise actuelle, mais a mis au préalable une série de conditions.
Il s’agit, notamment, que ce Dialogue aura comme principal objet l'amendement du texte de la Constitution, à travers le changement du régime politique et la modification du mode et de la législation se rapportant aux élections.
Au cours d'une réunion qu'il a tenue avec plusieurs anciens chefs de gouvernement, Kais Saied s’est dit prêt au Dialogue, à condition qu'il ne s'agirait pas d'une « vaine tentative » pour conférer une « légitimité mensongère aux traîtres et autres voleurs », selon lui, sans pour autant les nommer.
Il a ajouté que « le Dialogue doit avoir comme dessein l'instauration d'un nouveau régime politique et une véritable Constitution, dans la mesure où l'actuelle Loi fondamentale a été verrouillée de partout et que l'on ne peut pas diriger des institutions verrouillées et via la conclusion de deals ».
Dans des déclarations séparées faites à AA, deux experts ont souligné que l’expression par Saied de sa prédisposition à superviser le Dialogue est un pas positif sur la voie de la résolution de la situation.
Cependant, ils ont estimé que ce pas positif renferme en soi des conditions draconiennes, étant donné que le changement de régime politique proposé par le Président ne fait pas l'objet d'un consensus entre l'ensemble des composantes du paysage politique.
Les deux experts considèrent que, parmi les conditions émises par le chef de l'Etat, certaines sont de nature à entraver le déroulement du Dialogue et empêcheront de parvenir à un consensus entre les protagonistes de cet évènement, au cas où ils parviendraient à l'organiser ».
- Une prise de position tardive
Commentant la position de Saied, l'analyste politique, Mohamed Dhaifallah, a indiqué que cette « mesure est intervenue de manière tardive, soit environ huit mois après le début de la crise politique ».
Dans une déclaration faite à Anadolu, Dhaifallah a relevé que « ce retard n'avait aucun motif, dans la mesure où le pays est quasiment en panne au plan politique ainsi qu’au niveau de la relation entre les institutions de l'Etat, parallèlement à la crise économique, sociale et sanitaire qui le secoue ».
« Ces crises nécessitent un dialogue entre les parties intervenantes et le retard accusé par Saied à interagir avec les appels lancés pour la tenue du Dialogue, pendant huit mois, constitue un indicateur négatif dans l'absolu », a-t-il relevé.
Et Dhaifallah de poursuivre : « Bien que cette prédisposition à discuter est intervenue tardivement, il n'en demeure pas moins que cela démontre que la présidence de la République a saisi l'importance que revêt ledit Dialogue ».
- Un dialogue conditionné
Dans le même ordre d'idée, Dhaifallah a qualifié les conditions émises par Sied pour la tenue du Dialogue de « verrous qui entraveraient le succès de tout Dialogue attendu ».
Il a ajouté que « Saied a mis en place des conditions concernant les participants au Dialogue, en faisant allusion que certaines parties ne doivent pas y prendre part et son discours était ponctué de termes négatifs à l'endroit de plusieurs composantes de la scène politique (sans pour autant les nommer) en les qualifiant de traîtres et de corrompus ».
L'analyste a ajouté : « Je pense que cela fait partie également des entraves dressées par Saied sur la voie de la possibilité de la tenue du Dialogue ».
Le chef de l'Etat, a-t-il dit, a « exigé également que le dialogue soit consacré à la discussion du changement du Régime politique et au remplacement de la Constitution, en adoptant le Régime présidentiel et en renonçant au régime actuel (parlementaires modifié). C’est comme si Saïed veut la tenue d'un Dialogue, selon ses conditions propres ».
L’analyste a indiqué que « Saied souhaite renoncer à l’actuelle Constitution avant même son activation et le parachèvement des institutions constitutionnelles décidées par le texte de la Loi fondamentale. Je pense que cette condition entravera la tenue du Dialogue ».
Il a indiqué que le changement du Régime politique et l’amendement de la Constitution ont un coût financier et en termes de temps aussi, dans la mesure où l’amorce de la phase de l’élaboration d’une Constitution nécessitera la transformation du Parlement en une nouvelle Assemblée constituante ».
« Nous allons reprendre à nouveau le précédent processus constitutif initié après la révolution, et ce, pour exaucer les vœux du chef de l’Etat », a-t-il encore constaté.
Dhaifallah estime que « si le dialogue aura lieu, il se doit de réunir tous les acteurs sans exception, et le chef de l’Etat doit renoncer à ses conditions et préalables, dès lors qu’il existe de véritables autres crises dont souffrent les Tunisiens, lesquelles crises doivent être résolues, en particulier, les crises économique, sociale et sanitaire ».
- Un pas positif
Pour sa part, l’ancien Directeur général de l’Institut tunisien des Etudes stratégiques (ITES), Tarek Kahlaoui, a considéré que « la prédisposition du président de la République à dialoguer constitue un pas positif et une tentative de faire bouger les eaux stagnantes ».
Dans une déclaration faite à AA, Kahlaoui a indiqué que « Saied a annoncé sa prédisposition à dialoguer tout en imposant des conditions, du genre que le dialogue ne doit pas ressembler à celui qui l’a précédé et qu’il doit englober aussi la modification de la Constitution, à travers le changement du Régime politique et de la Loi électorale ».
« Ces conditions sont nouvelles et seront examinées par les autres parties mais elles contribueraient probablement à rendre la tenue du Dialogue plus difficile encore », a-t-il affirmé.
Les conditions de changement du Régime politique, a-t-il poursuivi, « ne sont pas réunies, en l’absence, entre autres, de la Cour constitutionnelle, de même que cela constitue un sujet clivant et impossible à concrétiser présentement, compte tenu des conflits politiques actuels ».
Quant au changement du système électoral, il existe, selon l’ancien directeur de l’ITES, une quasi-unanimité en la matière entre les différents acteurs de la scène politique, en dépit des différentes approches.
Kahlaoui a ajouté que « le principal protagoniste du paysage politique, en l’occurrence le Mouvement d’Ennahdha (premier parti au parlement 54/217 députés) n’est pas vraiment enthousiaste par l’annonce faite par Saied, en particulier, au vu de la position connue du Mouvement à l’égard du changement du Régime politique ».
Ennahdha, a-t-il rappelé, « s’oppose à toute atteinte à l’actuel Régime, de même que ce Mouvement appelle à la mise en place d’un Régine parlementaire exclusif en cas d’amendement du texte de la Constitution ».
« Il est difficile que Ennahdha approuve la tenue du Dialogue selon la teneur exposée par Saied », a-t-il lancé, excluant le fait que le Dialogue se déroule sous cette forme et en présence d’un différend quant à ses objectifs ».
Il a expliqué cela par le fait que certaines parties estiment qu’il faut focaliser l’attention sur le remaniement quoique partiel de la composition du gouvernement pour le rendre plus efficace afin de l’appuyer dans le volet économique, tandis que d’autres sont favorables à un remaniement intégral du gouvernement, et tout en prenant en considération les conditions émises par Saied ».
Il a mis en garde que « la délicate situation socioéconomique que traverse le pays impose un impératif, en l’occurrence, celui de résoudre la crise politique », estimant que « jusqu’à présent, les forces politiques n’ont pas saisi à sa juste valeur la gravité de la situation ».
Jeudi dernier, le Mouvement Ennahdha a réitéré, dans un communiqué, son appel lancé en vue d’organiser un Dialogue national en tant qu’issue de sortie de la crise multidimensionnelle qui secoue le pays, tout en saluant les efforts constants déployés par l’UGTT à cet effet.
- La colère de l'UGTT
A son tour, l'UGTT a exprimé, jeudi, son rejet de la poursuite de la crise politique et constitutionnelle, appelant à la nécessité de la surmonter, dans les plus brefs délais, ou de passer carrément à l’organisation d’élections anticipées.
L’UGTT a dénoncé les récentes déclarations du président de la République, qui a mis en doute le Dialogue national conduit par l'Organisation syndicale, en 2013 aux côtés de l'Organisation patronale (UTICA), de l'Ordre des avocats et de la Ligue tunisienne de défense des droits de l'Homme, un processus qui a été couronné, en 2015, par l'obtention par ce Quartette du Prix Nobel de la paix.
Il a ajouté que « Nonobstant le Dialogue, nous n’aurions pas réussi à faire éviter une guerre civile qui aurait ravagé le pays, après les assassinats qui ont touché des symboles politiques, des éléments des forces de l'ordre des militaires ainsi que des citoyens ».
En 2013, la Tunisie a été secouée par une crise politique et sécuritaire qui a ravagé le pays au terme d'assassinats politiques et d'actes terroristes qui ont coûté la vie à des chefs de partis de l’opposition de gauche et nationaliste, à nombre de soldats (dans les hauteurs de Chaambi, ouest). Cette crise a abouti à la mise sur pied d'un « Quartette » qui a parrainé un Dialogue national afin de résoudre la crise.
L'UGTT a considéré que « la position de Saïed est une mise en doute constante des institutions, des organisations nationales et un désengagement de sa part à respecter l'initiative du Dialogue national proposée par l'Union afin de sauver la Tunisie ».
Source : AA