Plus de 60 ans après les indépendances, les francophones et les anglophones sont toujours en quête d’unité nationale, pourtant officialisée par le référendum du 20 mai 1972.
Le Cameroun célèbre, le 20 mai 2021, ses 49 ans d’unification entre la minorité anglophone, qui représente 20 % des 22 millions de Camerounais, et les francophones qui constituent la majorité.
Pendant des décennies, les deux communautés ethnolinguistiques vivaient en paix, les anglophones principalement concentrés dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, les francophones dans les huit autres régions. Le pays en compte dix régions.
Cependant, depuis octobre-novembre 2016, les anglophones, mal à l’aise et ne voulant plus d’un Etat unitaire, lancent un mouvement de sécession qui, bien que pacifique au départ, s’est transformé en lutte armée, au grand dam des anglophones eux-mêmes.
Un marasme général a gagné les régions anglophones, des violences, des déplacements massifs, la crise dite « anglophone » s’installe dans la durée, mettant en cause l’unité du Cameroun, pourtant inscrite dans la Constitution et considérée par Yaoundé comme un facteur de force et de richesse socioculturelle.
Les Cameroun est, en effet, un pays bilingue, où les mêmes droits sont garantis par la Constitution aussi bien pour les anglophones et que pour les francophones.
Mais la réalité était toute autre sur le terrain en régions anglophones.
« Nous n’avons jamais été traités équitablement. Nous avons même plutôt été recolonisés par les francophones qui ont été aidés par la France. Cela fait trop longtemps », a témoigné à l’Agence Anadolu Mack Bareta, activiste anglophone exilé aux Etats-Unis.
Cet activiste n'hésite pas à évoquer « 49 ans d’esclavagisme perpétuel ».
« Nous, les anglophones, souhaitons une restauration complète de notre statut, entre autres, de notre souveraineté en tant que pays indépendant », a-t-il souligné.
Selon Lucas Lang, prêtre religieux dans la capitale camerounaise, Yaoundé, « la revendication des séparatistes traduit un sentiment historique de marginalisation par le gouvernement central de Paul Biya qui ne prend pas en compte les desiderata des anglophones et les excluent des organes de décision et surtout du système éducatif et judiciaire. »
Le marasme a refait surface en 2016 lorsque des avocats des régions anglophones ont sonné le glas.
Le 11 octobre 2016, précisément, les avocats anglophones ont lancé un mouvement de grève afin d’exiger l'application de la « Common Law », système juridique anglo-saxon basé sur la jurisprudence, et non seulement du droit romain, ou des codes napoléoniens écrits.
Autre revendication : les textes de loi votés à l’Assemblée nationale devraient être traduits en anglais, ce qui n’est pas systématiquement le cas.
Idem pour la réglementation régissant la Communauté économique et monétaire de l’Afrique Centrale (Cemac) qui n’existe qu’en version française.
Dans la foulée, les enseignants anglophones ont, eux aussi, entamé une grève pour protester contre l’usage, de plus en plus fréquent, de la langue de Molière dans l’enseignement, pénalisant de fait les élèves parlant uniquement celle de Shakespeare.
Aussi avaient-ils demandé que seuls les professeurs francophones parfaitement bilingues puissent enseigner dans les régions anglophones afin que la spécificité linguistique de la zone soit conservée.
Et la crise de prendre une ampleur inédite après la répression des manifestations anglophones et la coupure d’Internet pendant trois mois, février-avril 2017, dans les régions anglophones.
Cela a amené les anglophones à hausser le ton en exigeant, avec une ferme volonté, de proclamer symboliquement l'indépendance des régions anglophones, rebaptisées, désormais, République indépendante de l'« Ambazonie ».
-Le gouvernement pointé du doigt
Plusieurs observateurs considèrent que les populations camerounaises, francophones et anglophones, sont unies de fait. La crise est plutôt provoquée par les autorités dans leur façon de gouverner.
« Dans sa politique de diviser pour mieux régner, le gouvernement s'y engouffre avec sa propagande visant à opposer les francophones aux anglophones», a souligné l’activiste politique Bergeline Domou, interrogé par l’Agence Anadolu.
« Heureusement qu’indépendamment des différents régimes, ces deux entités ont pu tisser des liens tels, que nous n'avons pas vu les francophones quitter les zones anglophones pendant la crise parcequ'ils étaient chassés. Un bon nombre d’anglophones, fuyant pour sauver leur vie, se sont rendus dans les régions francophones. », a-t-il constaté.
D’après l’église catholique qui a tenté la médiation entre les différentes factions, le gouvernement central de Yaoundé a répondu violement aux revendications des anglophones.
« Toute personne qui était solidaire aux revendications des séparatistes ou des anglophones, était considérée comme terroriste par le régime de Yaoundé », a souligné Cornelius Esua, évêque émérite de l’archidiocèse de Bamenda de 2016 à 2019.
Mais dans les huit régions francophones, l’on estime que les problèmes des Camerounais en général sont uniquement liés à l’État et à la mauvaise gestion et non à la marginalisation des anglophones.
« Les gens se radicalisent en croyant être les seuls à souffrir des pénuries d’eau et d’électricité ou de la corruption, qui touchent pourtant tous les Camerounais. Je crois en un pays uni dans sa diversité linguistique et culturelle avec nos frères anglophones », a confié à l’Agence Anadolu Francine Ekosso, enseignante dans la capitale économique, Douala.
Selon l’activiste politique Bergeline Domou, « la crise anglophone qui, quatre ans après, continue à faire des ravages, nous a révélé plusieurs faits négatifs quant-au leadership et à la gouvernance du pays. Elle nous a permis de noter que l'unité entre Camerounais, entre francophones et anglophones était, malgré tout, une réalité. Une réalité qui nous a évité une réelle crise anglophone/francophone qu'a voulu créer le gouvernement dans son implication dans cette crise et sa volonté à vouloir "réagir" que "résoudre" ».
Chez les francophones, si la cause sécessionniste trouve peu d’échos, beaucoup expriment leur compréhension des griefs de leurs concitoyens anglophones.
« Nous avons tort de nous enfermer dans la langue française. Regardez nos étudiants, les portes des universités anglophones leur sont beaucoup plus ouvertes que celles de l’Hexagone. Le système éducatif anglophone est le meilleur. Les parents francophones préfèrent envoyer leurs enfants dans les écoles anglophones car elles sont plus disciplinées et mieux enseignées », a relevé pour sa part, Bidoum André, avocat dans la région du Centre.
-Un dialogue de sourds
En octobre 2019, le président camerounais, Paul Biya, a convoqué « le grand dialogue national » pour essayer des réconcilier les anglophones et les francophones et renforcer l’unité nationale entre les deux cultures. Mais le format de ce dialogue a été fortement critiqué.
« C’était un échec total. Ce n’était pas du dialogue. 90% de participants à ce dialogue étaient des officiels du gouvernement. Quand on parle de dialogue, on met les différentes factions sur table et on les écoute. Les séparatistes n’ont jamais pris part à ce dialogue », a estimé Andrew Nkea Fuanya, archevêque de Bamenda dans le Nord-Ouest anglophone.
« Je crois que le problème anglophone est la forme de l’Etat et le système démocratique. La création d’un Etat fédéral aurait apaisé les esprits en zone anglophone. J’ai été choqué de voir que l’une des recommandations du grand dialogue était un statut spécial pour les régions anglophones. Ce statut spécial est déjà inscrit dans la constitution révisée de 1996, mais il n’a jamais été appliqué », a ajouté le prélat.
« Dans le statut spécial, les anglophones ont le droit de s’organiser selon leurs uses et coutumes », a souligné l’archevêque de Bamenda.
En revanche, le magistrat à la retraite Ayah Paul, pense que les deux communautés linguistiques peuvent bien vivre ensemble.
« Le problème c’est le manque de considération des Camerounais francophones envers leurs compatriotes marginalisés. En étant silencieux, ils approuvent la torture, le viol, les emprisonnements non justifiés des anglophones. Pour obtenir certains documents, les anglophones sont obligés de se rendre à Yaoundé où personne ne veut parler l’anglais », a-t-il souligné.
« Nous ne pouvons pas continuer à vivre sous les lois françaises. Nous ne sommes pas égaux dans la Constitution. Nous avons besoin d’un gouvernement fédéral qui reconnaîtra les anglophones comme égaux aux autres. Pour le moment, l’incompétence du gouvernement camerounais depuis 34 ans a laissé un pays en plein désarroi », a estimé le magistrat qui avait été emprisonné à Yaoundé dans le cadre de la crise anglophone.
Et il appelle à un dialogue pour construire un gouvernement fédéral. Sinon, il faudra se séparer.
-Quelle solution ?
Fédéralisme, statut spécial, Etat unitaire, les Camerounais ne sont toujours pas accordés sur une solution durable et bénéfique à tous.
Très remonté, le président autoproclamé du mouvement séparatiste anglophone, Ayauk Tabe Ashu va jusqu'à soupçonner le régime de planifier un génocide.
« Et le monde regarde. Mais les Ambazoniens (anglophones) sont fatigués et vont se battre pour leurs droits à tout prix ! », a-t-il averti.
La communauté internationale, pour sa part, a tenté d’apporter, à maintes reprises un soutien substantiel pour réconcilier les deux communautés camerounaises liées par leur histoire commune.
« Les défis sont immenses et la situation dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest risque de devenir totalement incontrôlable, si des mesures sérieuses ne sont pas prises pour réduire les tensions et rétablir la confiance», avait souligné Michelle Bachelet haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme, à l’occasion d’une visite au Cameroun, le 9 mai 2019.
Selon Bachelet, « il faut aussi s’attaquer aux causes profondes et aux griefs sous-jacents si l’on veut rétablir la stabilité à long terme dans un pays qui était, jusqu'à quelques années encore, l’un des plus stables et des plus pacifiques de la région ».
En 1960, le Cameroun, alors sous tutelle française, accède à l'indépendance. Un an après, une partie des anglophones décident par référendum de rester dans le giron du Cameroun, mais insistent de conserver les systèmes juridique et éducatif hérités du Royaume-Uni.
Le fédéralisme est alors instauré en 1961, mais à la suite d’un référendum, le président Ahmadou Ahidjo, partisan d’un Etat jacobin, proclame la République unie en 1972.
La Constitution établit, toutefois, que le français et l’anglais sont les deux langues officielles et sont, à ce titre, « d’égale valeur ».
C’est en 1972 que le Cameroun a arrêté la date du 20 mai pour célébrer la réunification entre le bloc francophone et anglophone.
Une réunification plus que jamais mise à mal aujourd'hui.
Le pays, qui compte 250 groupes ethnolinguistiques, fait aussi face au tribalisme. Les discours de haine prospèrent dans l’espace public et sont partagés à travers les réseaux sociaux.
Pour Antoine Awono, analyste politique, la diversité ethnolinguistique devrait être un atout. Or cet idéal est désormais mis à mal.
« Beaucoup de Camerounais ne savent pas ce qu'est l’unité nationale », déplore-t-il. « Le tribalisme est agité même au niveau de l’Etat ».
Le journaliste et sociologue Serges Aimé Bikoi observe « une stigmatisation des ethnies » et déplore « l’étiquetage » des acteurs politiques qui, à ses yeux, « ravive les replis identitaires ».
Et le Cameroun continue d’essuyer les séquelles de cette crise, sans jamais toucher aux causes profondes du conflit.
Le bilan fait état d’au moins 3 mille morts et 700 mille déplacés, selon des sources concordantes non gouvernementales, février 2021.
Source : AA