Rencontre Manfi-Haftar : Nouvelle alliance ou pragmatisme politique?

La rencontre du président du nouveau Conseil présidentiel, Mohamed Manfi, avec le général putschiste, Khalifa Haftar, a suscité un tollé dans l'ouest libyen

La rencontre du président du nouveau Conseil présidentiel libyen, Mohamed Younes Manfi, avec le général putschiste, Khalifa Haftar, a soulevé une vague de déception dans la région ouest du pays et de l'inquiétude chez d’autres parties quant aux retombées de cette rencontre sur l'avenir de la Libye, tandis que d'autres l’ont qualifié de « pragmatisme politique ».

Natif de la ville de Tobrouk (Est), Manfi a choisi la ville de Benghazi (chef-lieu de la Cyrénaïque) qui constitue son principal « réservoir populaire » comme étant l'une de ses premières visites sur le terrain.

Cependant, et comme la région orientale du pays est entièrement soumise au contrôle militaire des milices de Haftar, Manfi a dû entamer sa visite à Benghazi, le 11 février courant, par la rencontre avec Haftar.

Le président du nouveau Conseil présidentiel a adopté l'idée de la réconciliation entre libyens et l'unification de l'institution militaire. Ainsi, sa rencontre avec Haftar s'inscrit dans le cadre de cette vision, dès lors que le général putschiste est l'un des principaux protagonistes du conflit.

« Rendre la pareille »

Mahmoud Chammem, homme de médias proche de Haftar a rétorqué à ceux qui critiquaient cette visite en écrivant : « Est politiquement naïf celui qui croit que le nouveau président Manfi peut se rendre à Benghazi sans l'accord de son véritable maître ».

Chammem prétend que les « sympathisants de Haftar au Forum du dialogue ont joué un rôle décisif dans la victoire de Manfi pour décrocher la présidence du Conseil présidentiel au détriment de Aguila Salah, président de la Chambre des députés de Tobrouk et allié de Haftar ».

Chammem faisait ainsi allusion au fait que Manfi a rencontré Haftar pour lui rendre la pareille après l'avoir soutenu contre Aguila Salah qui avait avorté une tentative du général putschiste de s’autoproclamer président du pays via un mandat populaire.

Néanmoins, cette approche n'a pas été accueillie favorablement par plusieurs parties dans la région ouest du pays, et à leur tête, Khaled Mechri, président du Haut Conseil d'Etat (législatif consultatif) qui a considéré que la visite constitue un « message négatif envoyé aux Libyens qui n'a aucun lien avec le consensus, en raison de tout ce qu'a causé Haftar comme destruction et tragédie ».

Le premier déplacement de chaque chef d'Etat après son élection doit être minutieusement choisi, avec rigueur et attention, dans la mesure où il représente un indice sur les orientations et les alliances futures. Ainsi, la rencontre de Manfi avec Haftar a été considérée comme une « déclaration de loyauté ».

En effet, et avant même la tenue de la première réunion du nouveau Conseil présidentiel ou la séance d'octroi de la confiance par la Chambre des députés au gouvernement, Manfi a opté pour la rencontre de Haftar, ce qui l’a montré, selon nombre d'observateurs, comme étant « celui qui se jette dans les bras des militaires en annonçant sa soumission ».

Abderrahmen Chater, membre du Conseil d'Etat, a écrit dans un tweet : « Le premier pas accompli par Manfi en rencontrant Haftar est assimilable au dicton qui enseigne que le poème a commencé par une hérésie ».

Dans une déclaration faite aux médias, Chater a soulevé la question du lieu de la rencontre entre Manfi et Haftar, élément qui a fait couler beaucoup d'encre.

La rencontre de Manfi avec Haftar a été empreinte de la problématique de l'endroit. Manfi est-il allé voir Haftar au siège de son commandement à Rajma ou est-ce Haftar qui est venu le féliciter à l'hôtel où Manfi y résidait. Dans le premier cas, il s'agit de la servilité du président à son subalterne et dans le deuxième cas, une anticipation par Haftar pour marquer un point important ».

L'analyste politique, Faraj Dardour, a de son côté souligné que « la rencontre ne s'est pas déroulée à Rajma, comme cela avait été propagé par les médias à la solde de Haftar, mais a eu lieu à l'hôtel al-Fadhil à Benghazi au sein duquel Haftar dispose d'un bureau ».

Dardour a soulevé, également, un point important, en l'occurrence celui de l'agencement médiatique par Hafter de la visite de Manfi.

Haftar a interdit aux médias d'accompagner Manfi en ne permettant uniquement qu’aux médias d'al-Karama de le faire. Il a, également, pris des photos bien orientées et filmé des extraits vidéo pour montrer que c'est Manfi qui est venu voir Haftar et que c’est le pouvoir civil qui est soumis au pouvoir militaire.

Indépendamment de la pertinence ou du réalisme de la rencontre de Manfi avec Haftar, le timing et l'organisation de la rencontre a fragilisé le paysage politique, dans la mesure où Haftar est la personnalité la plus controversée et problématique dans le pays et que ses guerres lancées dans l'est et l'ouest ont laissé des traces indélébiles avec des blessures qui peinent à être pansées.

De même, Manfi n'a pas consulté ses deux vice-présidents, Moussa Kouni et Abdallah Ellafi, au sujet de cette visite controversée, ce qui pourrait envoyer des signaux qui peuvent être mal interprétés, sachant que les décisions du Conseil présidentiel ne peuvent être prises qu'à l'unanimité de ses trois membres et ce, selon les conclusions du Forum de dialogue.

- Des perdants et des gagnants

Cette visite a fait perdre à Manfi quelques points de son capital de popularité auprès de ses alliés et de ses sympathisants dans la région occidentale du pays, qui formule l'espoir de voir la nouvelle autorité exécutive exclure définitivement Haftar du paysage libyen.

Mais Manfi aurait besoin de plus de temps pour recouvrer la confiance auprès des acteurs politiques et militaires dans la région ouest, d’autant plus qu'il n'avait pas de positions appuyant Haftar lorsqu'il était membre du Conseil d'Etat à Tripoli ou encore quand il occupait le poste d'ambassadeur du gouvernement de l'Entente à Athènes.

A l'opposé, Haftar a marqué des points en sa faveur en réussissant à asseoir sa domination sur la région orientale, tout en s'orientant à exclure Aguila Salah de la sphère d'influence et de domination dans la région de la Cyrénaïque, à travers l'alliance avec Manfi.

Il n'est pas exclu que les députés loyaux à Haftar s’allient avec leurs homologues du parlement de Tripoli, lors de la réunion qui se déroulera dans la ville de Sabrata, afin de porter le coup de grâce à Aguila Salah en lui faisant perdre la présidence de la Chambre des députés après son unification, ce qui sera synonyme de la fin de son parcours politique en tant qu'acteur principal dans l’équation libyenne.

Haftar s'emploiera, au cours de cette étape, à obtenir sa récompense en contrepartie de l'appui apporté à Manfi, à travers sa nomination à la tête de l'institution militaire, après sa réunification, ainsi que par l'entremise de désignation de personnalités qui lui sont loyales dans le cadre de l’équipe gouvernementale, en cours de formation par Abdelhamid Dbaibah, tout en en bénéficiant de postes de haute responsabilité au sein de l'Etat, qui vont échoir à des personnes proches de Haftar.

Il est attendu que le nouveau gouvernement comprend parmi ses membres des personnalités loyales à Haftar, tandis que sa nomination à la tête de l'armée libyenne requiert l'accord, à l'unanimité, du Conseil présidentiel.

Ce point demeure complexe et difficile à résoudre au vu du refus d’une large partie des dirigeants militaires et politiques de premier plan dans l'ouest libyen à ce que Haftar puisse assurer un quelconque rôle dans la phase transitoire et celle qui la suivra.

En effet, le paysage politique libyen est en pleine recomposition en intégrant de nouveaux noms, mais Haftar demeure la « variable constante » dans cette équation en s’obstinant à résister à la disparition, bien que ses adversaires lui fassent incomber une grande part de responsabilité de l'échec de la révolution et dans l’enlisement du pays vers la guerre civile avec son lot de tragédies et de destructions.

Source : AA

De la même section Contributions