Où va la Russie?

Vladimir Poutine a-t-il lui-même ordonné l’assassinat manqué d’Alexeï Navalny ? On pourrait en douter pour diverses raisons. Cependant, une chose est claire : il couvre ceux qui l’ont fait. Depuis des années, Navalny était suivi de près par le FSB, les services de sécurité. Le ou les auteurs de l’attentat auraient pu facilement être découverts, mais rien n’a été fait pour cela. Pour limiter les dégâts à l’échelle internationale, Poutine a autorisé que Navalny soit envoyé en Allemagne pour y recevoir un traitement médical et a permis ensuite son retour. C’est avec celui-ci qu’ont commencé les manifestations d’une importance remarquable.

Les rapports de force et d’influence dans les cercles étendus du pouvoir politique en Russie ont beaucoup changé depuis la prise de la Crimée en 2014. La cote de popularité de Poutine avait alors atteint 82 %. Navalny lui-même en avait appuyé la légitimité. À la fin de 2020, elle est tombée à 61 %. En conséquence, la « verticale du pouvoir » qu’il mettait en avant s’est beaucoup émoussée. Une baisse du niveau de vie en raison de la chute des prix du pétrole au cours des quatre dernières années a largement contribué à la réduction de sa popularité. De nombreux membres du Parti communiste, le second parti en importance à la Douma, ont participé aux marches de protestation de Navalny pour des raisons sensiblement différentes des siennes.

À l’échelle internationale, en raison de l’annexion de la Crimée mais surtout de la guerre civile du Donbass soutenue ouvertement par Moscou et qui a fait plus de 13 000 morts, la Russie est devenue un État paria pour le monde occidental. Elle fait l’objet de nombreuses sanctions économiques et d’un renforcement des positions de l’OTAN par le déploiement d’un nouveau bataillon mobile de 4000 hommes en Pologne et dans les États baltes.

 

Dans les conditions présentes, la Russie se voit comme une forteresse assiégée. Les manifestations d’une ampleur sans précédent qui viennent d’y avoir lieu alimentent forcément cette vision des choses, qui se répand non seulement dans les services de sécurité et dans les forces armées, mais aussi dans plusieurs journaux et d’autres médias qui leur font écho. Rapidement Navalny y a été présenté comme un agent des États-Unis et de la CIA qui a pour mission de déstabiliser la Russie. Poutine a fini par affirmer la même chose.

Peut-on considérer qu’on assiste au début d’un processus semblable à celui qui a entraîné la chute du régime de l’Ukraine en 2014 ? En aucun cas. Mais s’il se dessinait, Poutine pourrait être mis à l’écart et remplacé par un pouvoir autrement plus répressif et durable pour longtemps. Les universitaires, journalistes et observateurs qui se tiennent à bonne distance du pouvoir en place en sont convaincus. Ils s’appuient pour cela, non seulement sur leur vécu, mais sur de nombreux sondages du Centre Levada, toléré pour l’instant par le pouvoir.

Peu avant les dernières manifestations, 47 % des Russes interrogés ne savaient pas qui était Navalny. De plus, 55 % des répondants ne croyaient pas qu’il avait été vraiment empoisonné et 15 % seulement se disaient convaincus qu’il l’avait effectivement été. Par ailleurs, la cote de popularité du ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, est en progression lente. Plus troublant, il en va de même pour celle de Staline. Certes, il n’y a là aucune nostalgie du goulag, mais plutôt la mémoire entretenue de sa victoire sur l’Allemagne hitlérienne qui soutient le nationalisme et, pour les plus âgés, le souvenir d’une répartition plus égale des faibles richesses. La dénonciation des fraudes des oligarques qui a été un des principaux chevaux de bataille de Navalny y trouve bien sûr un écho qui n’est certes pas négligeable.

On pourrait dire, en simplifiant beaucoup les choses, qu’il y a deux univers politiques en Russie, si on tient à l’écart celui des oligarques. Le premier est celui de Navalny et de ceux qui le soutiennent dans son combat pour la démocratie, les libertés individuelles, la dénonciation des abus de pouvoir, de la corruption et des détournements de fonds. Il a pris une importance considérable, comme on vient de le voir. Mais il est nettement minoritaire. On pourrait s’en étonner, compte tenu du fait que 29 ans se sont écoulés depuis le démantèlement de l’URSS. Les capacités des forces de répression n’en sont cependant pas la cause principale.

Le second univers est plus composite et comprend la vaste majorité de la population russe qui a fait les frais du passage à « la démocratie » par une « thérapie de choc ». En privatisant et en bradant une masse d’entreprises, le premier ministre de Boris Eltsine affirmait dans ses discours qu’il fallait « créer une classe possédante qui puisse défendre le capitalisme ». En l’espace de 10 ans, le produit national brut russe est tombé à 50 % de ce qu’il était et l’espérance de vie des hommes est passée de 68 à 59 ans. Plus de la moitié de la population est passée sous le seuil de la pauvreté. Faut-il s’étonner que, pour la majorité des Russes, le terme « les démocrates » soit devenu péjoratif pendant longtemps ?

Poutine a eu la bonne fortune d’arriver au pouvoir en l’an 2000, qui a coïncidé avec la hausse spectaculaire des prix du pétrole à l’international. Avec l’exil ou l’arrestation de plusieurs oligarques et la mise au pas de la plupart des autres, il a renationalisé les ressources les plus rentables de l’État, dont le pétrole et le gaz, et arrêté la fuite massive des capitaux vers l’étranger. En l’espace de cinq ans, le niveau de vie moyen de la population a augmenté de 35 %. Compte tenu de ce qu’elle avait vécu auparavant, Poutine lui est apparu presque comme un « faiseur de miracles ». Mais tout cela est terminé et va dans un sens contraire. Pendant plusieurs années, Poutine a réussi à entretenir une apparence de distance avec les oligarques. C’est ce à quoi s’attaque particulièrement Navalny en ce moment.

Dans l’état actuel des choses, la tendance lourde ne va pas dans le sens d’une avancée de la démocratisation malgré le courage et la détermination étonnante de Navalny. Les choses risquent plutôt d’aller dans le sens contraire, et pour assez longtemps.

Source : ledevoir

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