Un rapport publié vendredi dernier par plusieurs activistes et organisations basés en Russie dénonce pour la première fois les exactions commises contre la population syrienne au cours de ces dix dernières années par toutes les parties impliquées dans le conflit et aspire à sensibiliser l’opinion publique locale sur les crimes perpétrés ou appuyés par Moscou.
Il existe une autre voix russe. C’est l’un des messages forts qui ressort de la publication, le 2 avril dernier, du tout premier rapport sur le conflit syrien préparé par des activistes et des organisations clés de la société civile russe, à savoir la principale ONG du pays, Mémorial, la directrice du Comité d’assistance civique, Svetlana Gannushkina, l’avocat issu du groupe Mères de soldats de Saint Pétersbourg, Alexander Gorbachev, et le Mouvement de la jeunesse pour les droits humains.
Le document final est le premier du genre, un véritable pavé dans la mare tant le sujet est tabou dans le pays et tant peu d’espaces existent aujourd’hui en Russie pour remettre en question le récit officiel du Kremlin, celui d’une guerre « juste » menée contre le terrorisme. Intitulé Une décennie dévastatrice : les violations des droits humains et du droit humanitaire dans la guerre syrienne (A Devastating Decade: Violations of Human Rights and Humanitarian Law in the Syrian War), le rapport revient en profondeur, en 200 pages, sur les violations des droits humains commises par toutes les parties prenantes au conflit, dix ans après le déclenchement du soulèvement populaire syrien. Toutefois, s’il souligne de manière détaillée les crimes perpétrés par l’Etat Islamique (EI), s’il ne lésine pas non plus sur ceux des groupes armés affiliés à l'opposition, il se démarque avant tout par sa critique sans détour de la politique mise en œuvre par Moscou, intervenu militairement à la rescousse du régime de Bachar el-Assad à partir de l’automne 2015 et responsable de bombardements indiscriminés contre les populations civiles, ainsi que d’un soutien massif à un pouvoir pratiquant détention arbitraire, torture et disparition forcée à grande échelle.
Ce travail de recherche, un engagement de longue haleine sur une période de deux ans, est, entre autres, le résultat de 150 entretiens exhaustifs conduits avec des survivants du conflit basés au Liban, en Jordanie, en Turquie, en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas ou encore en Russie. La démarche des organisations à l'initiative de ce projet est claire : sensibiliser l’opinion publique russe aux violations commises en Syrie en son nom. « Malheureusement, l'écrasante majorité des personnes interviewées ne voit pas la Russie comme un sauveur, mais comme une force étrangère destructrice dont l’intervention politique et militaire a aidé à consolider le criminel de guerre qui dirige le pays », écrivent les auteurs.
« C’est un rapport essentiel, en premier lieu parce que ceux qui en sont à l'origine sont des citoyens russes. C’est ce qui le distingue de publications précédentes sur le même sujet par d’autres organisations », résume à L’Orient-Le Jour Fadel Abdel Ghany, le directeur du Syrian Network for Human Rights. « Ce rapport pourrait permettre à l’opinion publique de demander des comptes au sujet de la politique menée par Moscou en Syrie, restée tabou jusqu'à présent. Cela pourrait également permettre non seulement une plus large reconnaissance internationale des crimes de la Russie, mais aussi et surtout de ceux commis par le régime avec le soutien multiforme de Poutine », ajoute-t-il.
« Amers et honteux »
Si la population russe s'était dans un premier temps montrée favorable à l'intervention de son armée en Syrie, cette attitude s’est érodée au fil des années. Selon un sondage conduit par le centre analytique Levada, basé à Moscou, près de 72% des Russes approuvaient en octobre 2015 les frappes aériennes contre l’EI, raison invoquée par Moscou pour justifier son engagement. Deux ans plus tard, en 2017, presque la moitié des personnes interrogées déclarait souhaiter la fin de l’intervention. En 2019, ce chiffre s'élevait à 55%.
« C’est un conflit lointain, un pays avec lequel les gens ont peu de connexions émotionnelles et dont on ne connaît pas les contours financiers. Les Russes n’ont pas de raisons de soutenir cette intervention là-bas. Mais en même temps, la couverture par les médias d’Etat n’évoque que les opérations contre l’EI et d’autres groupes armés assimilés à des terroristes, et abondent sur l'assistance humanitaire fournie par la Russie aux Syriens », explique Ekaterina Sokirianskaia, membre de Mémorial, en réponse à une question posée par l’OLJ au cours de la conférence de presse en ligne organisée le 2 avril.
Si un grand nombre de Russes observent à présent d’un œil circonspect les activités de leur gouvernement, ils semblent mus par des considérations plus pragmatiques qu’humanistes. Alexeï Navalny, figure de proue de l’opposition à Vladimir Poutine, aujourd’hui en prison, ne s’est jamais réellement emparé du dossier syrien et s’est contenté d’exposer les coûts élevés de la campagne militaire russe comparés aux faibles revenus des citoyens ordinaires dans les villes de province.
Agents de l’étranger
Le rapport publié vendredi dernier tranche avec le caractère essentiellement géopolitique qui a prévalu jusqu’ici dans l’approche des relations syro-russes et donne la priorité à la question de la solidarité avec la population civile. « Nous nous sommes sentis à la fois amers et honteux face à la façon dont les Syriens interviewés voient les Russes. [...] Nous espérons également que les militants de la société civile, les journalistes, les experts indépendants et les défenseurs des droits humains russes porteront plus d’attention à la situation de ces droits en Syrie » afin que les Syriens n’assimilent pas uniquement Moscou à une présence militaire mais aussi à la « solidarité de ses citoyens compatissants », écrivent les rédacteurs du rapport.
Une prise de position d’autant plus courageuse que les objecteurs de conscience russes opèrent dans un cadre particulièrement répressif qui n’a cessé de se dégrader depuis 2012, sous l’effet d’une série de lois baptisée « agents de l’étranger », obligeant les organisations, journalistes ou encore blogueurs recevant un financement extérieur à s'enregistrer en tant que tels auprès du ministère de la Justice et à marquer leurs publications de ce terme infamant. Depuis le 30 décembre dernier, un sort similaire est réservé à tout individu qui s’engage, au sens large, en politique et reçoit un financement de l’étranger. Cet arsenal législatif vient s’ajouter à la violence qui guette à tout moment les opposants dans un pays où les assassinats politiques sont nombreux.
Les défenseurs des droits humains doivent redoubler de patience pour attirer l’attention de leurs concitoyens sur les actes commis par leurs « représentants » par-delà les frontières nationales. Pour ceux qui ont pu et voulu s’y intéresser, la tragédie syrienne fait sombrement écho à celle de la Tchétchénie. « La Tchétchénie et la Syrie sont évidemment deux conflits de nature différente. Le premier relève d'un conflit interne, ce qui n’est pas le cas du second. Pour autant, en ce qui nous concerne, nous défenseurs des droits humains, il existe plusieurs parallèles non moins évidents », dit Ekaterina Sokirianskaia qui insiste, entre autres, sur le désintérêt de l’opinion publique par le passé, en particulier au commencement de la deuxième guerre de Tchétchénie (1999-2009). « Nous avions l’impression de nous heurter à un mur de l'oubli que nous avons tenté de percer. Mais nous pensons, du moins maintenant, qu'un nombre croissant de personnes en Russie évaluent adéquatement ce qui s'est passé à l'époque et ce qui doit être résolu à l'avenir. À un moment donné, nous allons devoir réexaminer la situation en Tchétchénie. Et cela vaut également pour la Syrie ».
Source : lorientlejour