Dans un entretien exclusif accordé à Anadolu, le président de la République du Niger, Mohamed Bazoum, s’est exprimé sur la lutte contre le terrorisme, les changements géopolitiques dans la région, ainsi que les relations de son pays avec la Türkiye.
AA : Comment Niamey évalue-t-elle la coopération franco-nigérienne dans une région qui fait face à la menace terroriste et qui, d'autre part, voit l'émergence de critiques et de positions hostiles par rapport aux interventions françaises, que ce soit au niveau officiel ou celui populaire ?
Mohamed Bazoum : Nous, on a une coopération militaire avec un ensemble de pays amis et parmi lesquels la France. La spécificité de notre relation avec la France, c'est que ce pays dispose sur le territoire du Niger de militaires qui sont engagés dans des opérations de guerre contre le terrorisme avec nous. Ces Français étaient sur le territoire du Mali jusqu'il y a une année à peu près. Mais le format à travers lequel ils ont agi au Mali, qui consistait à mettre en place des dispositifs purement français sans relation avec l'armée du Mali, a été changé. Et ici au Niger, le concept qui est mis en œuvre consiste à organiser des opérations conjointes qui impliquent des militaires français et des militaires nigériens. Les militaires français s'occupant surtout des aspects sur lesquels nous, nous avons des lacunes, et qui sont notamment les aspects aériens. Et les retours que j'ai de quelques opérations que nous avons menées dans ce sens depuis bientôt deux, trois mois sont très bons. Nous avons eu des résultats que nous n'aurions pas pu avoir si nous n'avions pas conjugué nos moyens avec ceux de la France.
AA : Et dans ce cadre-là, l'Allemagne a également annoncé un redéploiement de ses troupes du Mali au Niger. Est-ce que le Niger devient le nouveau centre de lutte contre le terrorisme dans la région ?
M.B : L'Allemagne, elle, ne pourra pas déployer toute ses forces qui étaient engagées dans la MINUSMA (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali, NDLR) au Mali. Elle ne peut pas les déployer au Niger. Nous n'avons même pas un concept d'intervention sur le terrain avec l'Allemagne. Les militaires allemands font plutôt de l'entraînement, de la formation au profit de nos militaires. Et ça, ils le font depuis quelques années et ils continueront à le faire. Nous avons une appréciation très positive des résultats de la coopération avec l'Allemagne. Le bataillon de Tilia, pour lequel ils ont construit des infrastructures remarquables et qui a acquis des équipements impressionnants de la part de l'Allemagne, est un modèle de coopération militaire entre un pays comme le nôtre et un pays riche comme l'Allemagne. Et cette coopération qui consiste dans la formation des forces spéciales, plus précisément, nous allons la continuer.
AA : Pensez-vous que le G5 Sahel, qui bat de l'aile depuis le retrait du Mali, pourrait être maintenu ?
M.B : Le G5 Sahel n'a jamais bien fonctionné et il avait toujours battu de l'aile en vérité, parce que sa configuration n'a pas été tout à fait en adéquation avec les exigences du terrain. Et il ne bat pas de l'aile seulement parce que le Mali l'a quitté. Je pense que ce n'était pas un cadre viable. D'ailleurs, moi, je ne conçois même plus de cadres régionaux de lutte contre le terrorisme. Je ne conçois que des armées. Qui s'équipent bien, qui se forment bien, qui sont bien gouvernées et des opérations transfrontalières entre deux pays voisins. Voilà ce que doit être la forme de combat contre le terrorisme.
AA : Vous privilégiez une collaboration entre voisins ...
M.B : Entre voisins... oui, sur une frontière, on coordonne... Voilà.
AA : Lors d'un colloque à Paris, vous avez parlé de la refondation des liens entre l'Europe et l'Afrique, une nouvelle perspective de politique, de co-développement. Comment concrètement cela peut-il se réaliser sur le terrain ?
M.B: Ce que je sais, c'est qu'aujourd'hui le fait que le continent africain soit voisin de l'Europe est une source de débat en Europe qui est même préjudiciable à la bonne santé politique de ces pays-là. Le phénomène de la migration est devenu un véritable poison en Europe. Et ce que je dis, c'est que l'Europe ne pourra jamais faire en sorte que l'Afrique cesse d'être un continent voisin. Et si l'Afrique est un continent pauvre, dont la population n'est pas éduquée, avec une forte croissance démographique, les jeunes Africains auront toujours tendance à vouloir aller en Europe. Et toutes les mesures qu'on prendra pour dresser des barrières contre l'arrivée des jeunes Africains en Europe ne serviront à rien. Et au lieu que l'Afrique soit ce poison là pour l'Europe, je dis qu'il vaut mieux envisager d'autres perspectives qui consistent dans la promotion de politiques de développement en Afrique, utilisant des capitaux européens de nature à faire en sorte que, par la promotion notamment de l'éducation et de la formation, les jeunes Africains puissent créer des richesses ici même, parce que c'est un continent potentiellement très riche. Et à ce moment, l'Europe aura un voisin qui va lui être utile et leurs destins seront ceux de voisins pour lesquels le mot coopération aura un véritable contenu.
AA : Votre appel a été entendu par les dirigeants européens ?
M.B: J'espère qu'il le sera. Mais je voudrais provoquer ce débat-là. Vraiment. Je voudrais qu'on change un peu de lecture des phénomènes auxquels nous assistons, que nous en ayons une autre compréhension et que cette compréhension soit assumée de la même façon de part et d'autre de la Méditerranée.
AA : Une meilleure représentation de l'Afrique au sein du Conseil de sécurité des Nations unies peut-elle favoriser ce dialogue ?
M.B : Je pense que c'est des questions qui n'ont rien à voir. C'est une question qui nous regarde avec l'Europe, qui est un continent voisin. La problématique de la représentation au Conseil de sécurité regarde le monde dans une dimension universelle, soulève des problèmes éthiques, moraux d'une autre nature.
AA : A propos de votre plan de développement économique et social pour la période 2022-2026, il y a eu un collecte de fonds organisée à Paris, qui a été un succès. Et donc normalement, vous avez les moyens financiers de réaliser un certain nombre de projets. Croyez-vous que ces projets-là, dans un contexte de crise mondiale, puissent se faire dans de bonnes conditions ? Le décollage du Niger se fera-t-il dans de bonnes conditions ?
M.B : Ce n'étaient pas des fonds que nous avons collectés, c'était des annonces qui ont été faites par différents partenaires. Évidemment, le tout n'était pas qu'on déclare qu'on va s'engager dans des projets. Il s'agit en vérité de faire en sorte que ces projets soient conçus, qu'ils soient mis en œuvre. C'est un grand défi pour l'administration du Niger d'abord et ensuite, évidemment, la disponibilité de ces ressources qui sont annoncées est relativement aléatoire. Donc, c'est à nous de faire en sorte que nous puissions concevoir des projets et créer les conditions de la mobilisation des ressources que nous avons identifiées à l'occasion de ce forum-là. Donc, c'est un grand défi pour notre administration, dont les aptitudes peuvent être limitées, et ne pas permettre la pleine réalisation des engagements souscrits par nos différents partenaires. Donc, nous nous battons pour que notre administration soit efficace, qu'elle soit capable, en effet, de faire en sorte que partout où nous avons un partenaire qui a annoncé un engagement, nous allions chercher ça et créons les conditions pour que cela se réalise sous forme de projets déterminés.
AA : Dans ce cadre-là, vous avez également des contacts avec la Türkiye. Et vous avez décidé de revoir l'ensemble de la coopération nigéro-turque, notamment dans le domaine de la défense, l'agriculture, le commerce et l'infrastructure. Dans quelle mesure la coopération avec la Türkiye peut-elle justement vous permettre de relever les défis nombreux auxquels le Niger est confronté ?
M.B : Avec la Turquie, comme avec d'autres pays, nous avons une coopération à deux niveaux. Il y a le niveau de la coopération entre les États, qui se traduit par des projets d'aide au développement du Niger, qui sont le fait de l'État turc ici dans différents domaines qui concernent la santé, l'environnement, l'éducation etc. Et vous avez aussi le secteur privé turc. Et nous, nous sommes très satisfaits de tout ce que nous avons entrepris avec la Turquie, depuis voilà dix ans, il y a eu un renouveau de notre relation grâce à la politique perspicace du président Erdogan. En effet, le volume de la coopération de la Turquie avec le Niger s'est accru de façon considérable et s'intéresse à différents domaines, qui sont des domaines de nos priorités en faveur de nos populations, et s'inscrit dans nos perspectives de lutte contre la pauvreté. Mais ce qui est très remarquable dans notre relation avec la Turquie, c'est que les entreprises turques viennent au Niger, investissent au Niger, créent de la richesse au Niger, créent de l'emploi au Niger. C'est cela que nous saluons et nous pensons qu'une société comme Summa fait un travail qui peut servir de modèle pour d'autres sociétés européennes. Tout à l'heure, je vous ai parlé de notre relation avec l'Europe. Je dis aux Européens que ce n'est pas aux Asiatiques de venir. Ce n'est pas aux entreprises asiatiques de venir de loin ou aux entreprises américaines de venir de loin créer des richesses en Afrique. Mais c'est plutôt aux entreprises européennes de le faire. Et la Turquie, à cet égard, est un modèle d'engagement pour le développement des pays africains, même dans le cadre d'investissements privés. Vous avez vu tout ce que les sociétés turques font ici. Elles agissent sans complexe. Elles ne considèrent pas que c'est un pays africain où il y a peut-être des risques et dont on ne comprend pas la langue. Non, Elles ont fait fi de toutes ces considérations et elles ont pris quelques risques et cela était concluant. Voilà un modèle justement d'investissement qui est attendu de toutes les entreprises des pays européens en Afrique.
AA : Vous êtes disposé à offrir toutes sortes de soutien administratif aux entreprises turques ou étrangères qui veulent investir au Niger, pourvu qu'ils créent de la richesse ?
M.B : Absolument. Nous devons créer les conditions de la sécurité juridique, de la sécurité tout court, de l'environnement indispensable à l'épanouissement des investissements qui sont faits à partir justement de sociétés étrangères ici et turques notamment. Et nous considérons que les sociétés turques se comportent de façon tout à fait positive et nous sommes heureux qu'il y ait des 'success stories' ici au Niger.
Source : AA