Tunisie : Les dents de scie de 67 ans d'indépendance

Dans les rues de la capitale, rien ne différenciait cette matinée du lundi 20 mars d'une journée chômée ordinaire. Pourtant, c'est en ce jour qu'en 1956, Tahar Ben Ammar, Premier ministre de Lamine Bey, souverain de la Tunisie, signait avec Christian Pineau, ministre des Affaires étrangères du Cabinet Edgar Faure, le Protocole d'indépendance, abolissant le Traité de protectorat datant du 12 mai 1881.

Ni engouement des Tunisiens ni marques festives de célébration, à part le meeting annoncé par le Parti destourien libre qui se dit l'héritier légitime du leader de l'indépendance Habib Bourguiba et de son Parti socialiste destourien (PSD), filleul lui-même du Néo-destour qui a mené, pendant près d'un quart de siècle, la lutte nationale contre le simili-protectorat qui était en fait, une colonisation totale. Mais à quelques centaines de mètres du Palais des congrès où devait se tenir le meeting, se tenait sur l'avenue Bourguiba, en plein Centre-ville, une manifestation de soutien des partisans du président Kaïs Saïed qui veut se démarquer de l'héritage bourguibien et qui place son programme socio-politique sous le signe de "nouvelle libération". Une opposition symbolique dans le temps (la date) et dans l'espace.

- Le bond rapide de la Tunisie

Flashback. Désigné premier Premier ministre post-indépendance d'un Bey aux compétences protocolaires, Habib Bourguiba a vite fait d'imposer sa vision moderniste et souveraine pour le pays. Ses plus importantes mesures ont consisté en l'immédiate mise en place d'un Conseil (Assemblée) pour l'écriture d'une Constitution, suivie de la tunisification du ministère de la Guerre qu'il a rebaptisé "de la Défense nationale", puis de la promulgation, moins de quatre mois après l'indépendance (13 août 1956), de son courageux et révolutionnaire Code du statut personnel, avec son interprétation éclairée du texte coranique, permettant de changer la condition de la femme, ce qui a provoqué un tollé, sinon un tremblement de terre, parmi plusieurs Cheikhs de la mosquée Zitouna et, surtout, dans le monde arabo-musulman, notamment en ce qui concerne l'abolition de la polygamie et les lois avant-gardistes et en faveur de la gent féminine quant au divorce, devenu exclusivement civil. Comme il poussera le Conseil constituant à décréter, dès le 25 juillet 1957 et avant la fin de la rédaction complète de la Constitution qui n'aura lieu qu'en 1959, la fin de la monarchie et sa désignation président de la première République de Tunisie.

De son règne, sans partage, on lui reconnaît d'avoir bâti une République moderne, avec notamment la gratuité de l'obligatoire enseignement et de la santé, la généralisation des établissements scolaires et des maisons de culture, l'émancipation de la femme, la dégourbification et une aura sur la scène internationale, où le nom de Bourguiba était cité en exemple pour ses visions éclairées, son immuable principe de non-ingérence dans les affaires internes des autres pays et pour le courage politique de ses actions et de ses positions. Et même si souvent, il ne s'alignait pas sur les orientations arabes, notamment celles de l'Egypte nassérienne, de l'Irak baâthiste, ou de l'Algérie et de la Libye voisines, qu'il jugeait trop anti-occidentales, il n'y était pas moins respecté. Et c'est, d'ailleurs, la Tunisie qu'on choisira pour accueillir le siège de la Ligue arabe, quand l'Egypte en a été exclue, après l'initiative solitaire du président Sadate et la signature d'un accord de paix à Camp David, avec Israël, en 1978.

D'un autre côté, on lui reprochera un totalitarisme certain, le multipartisme, le syndicalisme, la presse indépendante et opposante ou les organisations des droits de l'Homme n'ayant été tolérés, que lorsqu'ils ne se "frottaient" pas trop au pouvoir. Aussi Bourguiba et son Parti socialiste destourien dirigeaient-ils seuls le pays, forts du développement multidisciplinaire réalisé, notamment au niveau de l'enseignement et du positionnement de la Tunisie à l'international. Il restera, également, le grand responsable du déclin socio-économique enregistré au début des années 1980, pour ne pas s'être retiré à temps, en dépit des affres de l'âge et de la maladie et pour ne pas avoir préparé l'après-Bourguiba. Président à vie était sûrement sa plus mauvaise décision. Il ne le restera, d'ailleurs, pas.

- Ben Ali, le fils prodigue de Bourguiba

Le 7 novembre 1987, le tout récent et puissant Premier ministre, Zine El Abidine Ben Ali, destituera, "constitutionnellement", Bourguiba pour sénilité. Son manifeste promettait monts et merveilles, en matière de libertés et d'ouverture, avec l'engagement de poursuivre l'oeuvre d'édification entamée de son prédécesseur, dont il se réclamait le "fils" et l'élève. La majorité des Tunisiens l'ont applaudi, mais il ne tiendra parole que quelques petites années. En effet, au début des années 1990, les opposants, particulièrement islamistes, ont commencé à être harcelés, puis emprisonnés et même torturés, la presse muselée, les organisations de la Société civile menacées. Entretemps les proches de Ben Ali, particulièrement sa deuxième belle famille, s'enrichissaient éhontément et semaient la corruption à tous les niveaux, jusqu'à l'enseignement, faisant reculer l'école publique et dévalorisant ses diplômes. Paradoxalement, la Tunisie prospérait économiquement, enregistrant des taux plus qu'honorables de croissance ayant atteint les 12% et multipliant les grands projets d'infrastructures. Toutefois, provoqué ou spontané, ourlé de l'extérieur ou pas, ce qui devait arriver arriva un certain 14 janvier 2011. Ben Ali a été écarté et contraint à l'exil. Toute proportion gardée et à plus d'un titre, il aura marché sur les traces de Bourguiba. Démocratie factice, libertés bafouées, mais sécurité et stabilité économique assurées.

- Payer le prix de la destruction

Avec le 14 janvier et après l'intermède de quelques mois du gouvernement provisoire, dirigé par Béji Caïd Essebsi, la Tunisie est entrée dans une période de turbulences politiques où chaque parti(e) voulait un modèle de société et de régime conformes à ses orientations. Mais toutes les forces actives, jadis réprimées, s'accordaient à totalement rompre avec le passé et les institutions qui le représentaient, y compris celles sur lesquelles se fondaient l'Etat. Même l'œuvre de Bourguiba était déniée par différentes tendances. La deuxième République naissait.

Une Assemblée constituante est élue et des novices inexpérimentés, mis aux rênes du pouvoir et à des postes de décision, ont fait étouffer l'administration, vidé les caisses de l'Etat, dilapidé en compensations et en initiatives sociales, les aides, les dons et les prêts, consentis pour soutenir le pays déclencheur d'un "printemps arabe" qui tournait vite au temps maussade. La Troïka, dominée par Ennahdha, ne pouvait tenir. L'économie et le climat social s'en ressentaient. De nouvelles élections, législatives et présidentielle, sont organisées. Elles feront monter Caïd Essebsi et son nouveau parti "Nidaa Tounes" (l'appel de Tunisie). Une accalmie, grâce à l'expérience et au charisme de ce Bourguibien inconditionnel. Seulement, enchaîné par une Constitution et une Assemblée des représentants du peuple où son parti est contraint de s'allier avec Ennahdha, il ne pourra pas faire face à une crise multiple qui s'aggravait de jour en jour, réussissant juste à redorer le blason de la diplomatie.

Quand il rompra l'alliance avec Ennahdha, il verra même son Premier ministre, Youssef Chahed, se retourner contre lui et démissionner de Nidaa, pour se maintenir à la tête du gouvernement. Rien n'allait plus. Son décès, à quelques mois de la fin son mandat, l'a débarrassé d'une situation qui devenait ingérable.

Les élections de 2019 donneront Ennahdha gagnante, sans majorité, aux législatives et l'indépendant Kaïs Saïed, soutenu par cette dernière au deuxième tour, président de la République. Une entente, disions-nous? Saïed avait un autre projet en vue. Un premier chef de gouvernement désigné par Ennahdha rejeté par le Parlement puis un second, choisi par Saïed, connaît le même sort. Le troisième, Hichem Mechichi, un homme du président, est accepté à contrecoeur par Ennahdha et ses alliés, pour éviter la dissolution du Parlement. Mais tout comme Youssef Chahed, Mechichi tourne le dos à Saïed et se met du côté du législatif qui, seul, peut le démettre.

Commence alors un bras de fer entre le Bardo (siège de l'ARP) et Carthage. Les ministres proches du président sont remerciés. Ce dernier bloque l'activité de trois départements, en refusant que leurs ministres prêtent serment. La bataille politique prend des dimensions telles que des députés évoquent l'alternative de démettre le chef de l'État. Entretemps, la crise socio-économique s'accentuait de plus en plus.

Le 25 juillet, Saïed, en présence du Conseil supérieur de la sécurité nationale, les précède, s'appuie sur l'article du danger imminent de la Constitution, instaure l'état d'exception et annonce la dissolution du Parlement ainsi que l'éviction du gouvernement Mechichi. Une ambiance de liesse s'installe. Saïed est au summum de sa popularité. Très vite, il s'arroge tous les pouvoirs, procède par des décrets-lois, rend ses décisions irrévocables et sans appel, change la composition d'instances, en dissout d'autres, organise une consultation nationale puis un référendum sur le changement de la Constitution pour en promulguer une, établissant un régime ultra-présidentiel et organise des législatives uninominales à deux tours, d'où les partis sont exclus. Le projet Saïed de la "démocratie par la base" est là, une troisième République où le président évoque la nécessité de mener une autre "bataille de libération", est en train de voir le jour, même si à chaque fois où les électeurs ont été appelés à voter, l'écrasante majorité s'est abstenue.

Mais bien que "tous les indicateurs économiques soient au rouge, que l'inflation ait dépassé les 10%, que la dette publique soit de 110 milliards de dinars (environ 33,6 milliards de dollars) représentant près de 80% du PIB et que le budget de 2023 ne soit pas encore bouclé", comme le relève l'expert analyste en économie, Ezzeddine Saïdane, le président Saïed ne semble s'occuper que de la lutte contre la corruption et contre ceux qu'il juge comploter contre sa personne et contre l'Etat. D'où les nombreuses dernières arrestations qui, pour l'activiste politique Ayachi Hammami, "camouflent l'incapacité du gouvernement à trouver des solutions aux problèmes quotidiens des Tunisiens et une volonté de détenir un pouvoir absolu sans voix dissonantes". Quant au banquier et ancien ministre, Faouzi Abderrahmane, il affirme que "quand on veut s'attaquer à la corruption, on doit le faire au niveau des lois qui la favorisent et engager de vraies réformes pour instaurer de nouveaux climats, ce qu'il ne fait pas".

C'est dire que ce 67è anniversaire de la Fête de l'indépendance ne s'est pas présenté sous les meilleurs auspices pour la Tunisie et pour les Tunisiens pour qui les perspectives sont incertaines, surtout avec le mois de Ramadan, connu pour la hausse de ses dépenses et la montée des prix, qui arrive dans trois jours. "Avec un pouvoir d'achat érodé, le blocage des prix de certains produits ne pourra pas empêcher un sentiment de frustration chez un grand nombre de citoyens, ce qui peut mener à l'aggravation de la crise sociale", prévenait récemment le porte-parole de l'Union générale tunisienne du travail .

Décidément, du pain sur la planche pour le président de la République et pour le gouvernement qui, plus est, n'ont pas été servis par trois années de sécheresse, la pandémie du coronavirus et la guerre en Ukraine. Avaient-ils, de surcroît, besoin de cette sévère motion du Parlement européen relative aux libertés et aux propos du président, concernant la présence des Subsahariens ? Cela risque fort de peser sur la décision de l'accord du prêt du FMI qui, sans redresser l'économie, conditionnera le soutien international. Or, comme l'avance le politologue spécialiste du monde arabe, Antoine Basbous : "dans ces conditions, rien ne garantit que le FMI accourra au secours de la Tunisie". Saïed doit envoyer des signes forts, très forts, pour que cela soit.

Source : AA

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