Tunisie - 12è anniversaire du départ de Ben Ali ou : La fin de la première République

Il y a douze ans exactement, dès le milieu de la matinée de ce 14 janvier 2011, dans la somptueuse demeure privée du deuxième président de la République, à Sidi Dhrif, tout près du palais de Carthage, le général Ali Seriati, directeur général de la garde présidentielle et l'homme fort de l'Intérieur et de l'armée où il a fait sa carrière, pressait Zine El Abidine Ben Ali de partir, avec sa famille, le temps que les choses se tassent et que la "rébellion" s'éteigne. Les informations qui lui arrivaient toutes les minutes, étaient plus qu'alarmantes. Des maisons et des commerces (restaurant et cafés) des Trabelsi (sa belle famille) étaient en feu, l'avenue Bourguiba prise d'assaut par des milliers et des milliers de manifestants impossibles à déloger, qui criaient d'une seule voix "Ben Ali, dégage", devant l'imposant ministère de l'Intérieur qui n'était plus le siège qui faisait peur, ni le symbole du puissant régime policier installé par le pouvoir de Ben Ali. L'armée, bienveillante et respectée, laissait dire et faire... Elle n'avait même pas besoin de montrer qu'elle n'était là que pour protéger les bâtiments... Mais la situation pouvait dégénérer à n'importe quel moment et devenir incontrôlable.

Un processus inéluctable

Sa femme prenait peur... Pour elle et son pouvoir... Pour les siens dont elle a fait des richards. Qui l'eût dit? Leïla Trabelsi, par son intuition de sortie d'un quartier populaire, a senti la gravité du moment. La dame de fer qu'elle était devenue, faisait et défaisait, depuis des années, autant les fortunes que les carrières politiques, imposait un siège autour de son mari dont elle était la gardienne, se permettait de siéger dans les conseils des ministres qu'il a délogés de Carthage à Sidi Dhrif, où il se consacrait désormais, moins aux affaires de l'Etat qu'à son fils, Mohamed, venu sur le tard (Il est né in vitro, en 2005), après cinq filles, en deux mariages, a compris qu'il n'y avait plus de temps pour tergiverser, d'autant que Ben Ali n'arrivait pas à coordonner une riposte, qu'il voulait sans effusion de sang, ni à mobiliser ses responsables, dépassés et submergés.

Craignant, surtout, pour son fils de six ans, il cède, en début d'après-midi, aux demandes pressantes de Sériati et de sa femme... Il appelle son ami le prince Nayef Bin Abdelaziz, le ministre saoudien de l'Intérieur, qui l'assure qu'il sera toujours le bienvenu avec sa famille. Il ordonne ensuite la préparation de l'avion présidentiel pour un décollage à 17 heures, dans l'idée d'accompagner les siens, de les installer et de retourner illico presto en Tunisie. Il ignorait, jusqu'à son arrivée à Djeddah, que ça allait être un aller sans retour et qu'il allait même quitter ce monde dans sa terre d'exil, sans revoir sa Tunisie... La première République vivait son agonie.

Mahmoud Cheikhrouhou, le commandant de l'avion présidentiel, à qui Ben Ali, en descendant de l'appareil, a dit qu'ils allaient vite reprendre les airs, recevra l'ordre du ministre de la Défense, Ridha Grira, transmis par le biais du PDG de Tunisair, de rentrer sur la champ, avec l'avion. Le pilote était encore sur le tarmac... Il avait appris par la radio, que le Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, avait annoncé, en milieu de soirée, la vacation de la présidence et qu'il en prenait la charge. La précipitation des événements, le départ non annoncé de Ben Ali et la confusion générale ont fait oublier à tout le monde que cela constituait une enfreinte à la Constitution que la présidence intérimaire et l'organisation d'élections revenaient au président de la Chambre des députés, Fouad M'bazzaa. Rectification sera immédiatement faite.

Ces faits sont avérés, tout comme les signes de la fin d'un régime étaient, depuis longtemps, apparents, mais qu'i a accéléré le processus et qui en a été le(s) complice(s) ? Beaucoup de points d'interrogation et d'événements demeurent non élucidés, jusqu'à présent, dans la chute de Ben Ali. En effet, le soulèvement à répétition du bassin minier (Sud-ouest du pays) qui a duré de longs mois dès 2008, a montré la marginalisation des régions intérieures du pays, le rapide et criard enrichissement de la famille régnante et de ceux qui gravitaient autour ne cessaient de révéler au grand jour une corruption galopante, la presse et les libertés de plus en plus réduites à leur plus simple expression, dévoilaient la nature autocrate et répressive du régime. Le suicide -par mégarde- d'un marchand ambulant qui s'est vu confisquer ses poids, pour avoir agressé une policière municipale, ne pouvait justifier qu'on l'élevât en martyr-symbole. Les manifestations et les grèves (dont la plus grande fut celle -générale- de Sfax, la deuxième plus grande ville) qui s'en sont suivies, n'expliquent pas l'effondrement du pouvoir de Ben Ali, d'autant qu'aucun parti, aucune organisation ni aucun "leader" ne peut prétendre avoir dirigé ou guidé le mouvement qui a abouti à ce qu'on appelle "révolution" du 14 janvier 2011.

Parmi les énigmes, figure celle des mercenaires "fantômes" qui ont abattu des manifestants avec des balles dont n'est doté aucun corps armé tunisien. Il y a aussi la célérité avec laquelle on a montré d'impressionnantes liasses de billets enveloppées et portant le cachet de la Banque centrale, dans le palais de Sidi Dhrif, pour discréditer Ben Ali. Peu crédible... On peut, également, s'interroger sur la rapidité de l'annonce de la vacance de la présidence.

Les dés étaient jetés...

Pour un collaborateur très proche de Ben Ali qui a voulu garder l'anonymat, qui était à ses côtés, la nuit du 6 au 7 novembre 1987, où il a destitué le leader Habib Bourguiba et qui l'a aussi accompagné à sa dernière demeure en Arabie saoudite, le jour de son enterrement, les dés étaient jetés, depuis la venue en 2008, de Condoleezza Rice, la secrétaire d'État américaine à qui Ben Ali a rappelé que sa demande qu'il ne se présente pas pour un sixième mandat, était une ingérence dans les affaires intérieures de la Tunisie.

Il conviendrait ici de rappeler qu'à cette époque, l'administration américaine commençait à changer de politique, face à la montée des courants islamistes et à l'éventualité qu'ils accèdent au pouvoir dans différents pays arabes. De danger à combattre, elle envisageait désormais de traiter avec, du moins avec les plus modérés. Ne serait-ce que pour ne pas y renforcer le sentiment anti-américain et le réel sentiment que les USA ont toujours soutenu les régimes totalitaires qui lui sont "fidèles" C'est, d'ailleurs, que plusieurs de leurs représentants ont été intégrés, à la fin des années 1990, dans les séminaires et les ateliers, organisés aux States, à l'intention d'opposants et de blogueurs dissidents de tout bord, par des organismes comme "Freedom House", "The National democratic Institute"...spécialisées dans la dissidence cybernétique. Clair que pour les États Unis, Ben Ali devenait "sacrifiable", surtout si l'on se réfère à deux rapports du 23 juillet 2008 et du 17 juillet 2009 de Robert F. Godec, l'ambassadeur américain de l'époque à Tunis, où il dénombre d'abord "des cas de corruption frénétique pour que tout reste dans la famille" et décrète ensuite que "la Tunisie est devenue un état policier sclérosé...Elle est en difficulté, nos relations aussi", préconisant de se défaire du régime et de communiquer avec les jeunes à travers les réseaux sociaux. Effectivement, la guerre cybernétique anti-Ben Ali a été féroce et...efficace. Ce dernier n'a pas su y faire face par des mesures concrètes et courageuses. Mais il était trop sous le joug de sa femme et de l'enfant mâle qu'elle lui a enfin donné.

Pour retourner à son proche collaborateur, il rappelle que deux jours avant le 14 janvier, les forces de police et de l'armée étaient entre les mains du général Rachid Ammar, le chef de l'état-major inter-armées et que rien ne se faisait sans ses ordres (allusion à l'arrestation de Ali Sériati et des gendres de Ben Ali, à l'aéroport, départ du président avec sa très proche famille, relève assurée par Mohamed Ghannouchi, bien qu'il considère l'ancien Premier ministre comme "propre" et loin de toute magouille...). Il évoque aussi la directive de Mohamed Ghariani, directeur du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, le parti au pouvoir), d'interdire aux militants de descendre dans la rue. Ghariani expliquera, plus tard, qu'il voulait éviter une confrontation avec les manifestants qui auraient fait couler le sang. Pour notre interlocuteur, la chute de Ben Ali est un coup d'Etat, préparé de l'extérieur, exécuté de l'Intérieur et qui un trouvé un terrain favorable dans un réel sentiment général d'insatisfaction et de volonté de changement, auxquels le président n'a pas su répondre.

Après son départ et à la première Constitution de la République (1959) de Habib Bourguiba, à laquelle Ben Ali a apporté des ratifications, a succédé celle de 2014 qui a annoncé l'avènement de la Deuxième République avec l'abolition du régime présidentiel, pour un système hybride à dominante parlementaire. Elle n'aura survécu que près de huit ans, Kais Saïed ayant promulgué la sienne, l'année dernière, avec un régime carrément présidentialiste, loin de faire l'unanimité.

Quoi qu'il en soit, depuis 2011, la Tunisie n'a cessé de s'enliser dans une crise à tous les niveaux, avec une montée sans précédent de la pauvreté, du chômage, de l'analphabétisme et de l'illetrisme, une dégradation du niveau de vie et même des pénuries des produits alimentaires de base.

Au slogan, souvent levé par les manifestants, du temps défunt président : "du pain et de l'eau, mais sans Ben Ali", un journaliste de la place répond cyniquement : "les voilà bien servis, aujourd'hui".

Source : AA

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