Au Mali, les djihadistes affichent leur force, les anciens rebelles du Nord leur exaspération et la junte au pouvoir son impuissance

Contrairement à ses promesses, Bamako, qui a fait appel à la milice russe Wagner, ne parvient pas à regagner du terrain sur les mouvements djihadistes. Une situation que les populations civiles paient au prix fort.

Propagande contre propagande, front contre front. Par les images et par les armes, les filiales sahéliennes de l’organisation Etat islamique et d’Al-Qaida continuent de se livrer bataille au Mali. Cette guerre entre mouvements djihadistes pourrait objectivement faire les affaires de Bamako, qui voit là deux ennemis s’affaiblir, mais elle témoigne surtout de l’incapacité des colonels au pouvoir à tenir leurs promesses de reconquête des territoires perdus par l’Etat malien.

A l’offensive depuis mars dans la région de Ménaka puis dans celle de Gao, dans le nord-est du pays, l’Etat islamique dans le grand Sahara (EIGS) a publié, le 13 décembre, une vidéo de près de dix minutes mettant en scène sa capacité de frappe. Des centaines d’hommes armés de fusils d’assaut ou de lance-roquettes en rangs serrés, quelques pick-up équipés de mitrailleuses lourdes, des motos par dizaines : la démonstration de force – produite à l’occasion du serment d’allégeance au nouveau calife de l’organisation, Abou al-Hussein al-Husseini al-Qourachi –, tournée de l’avis de toutes les sources au Mali, est assurément un message d’avertissement adressé à ses adversaires. 

Elle est aussi la preuve que les mouvements djihadistes peuvent désormais rassembler leurs unités, en temps normal dispersées par petits groupes d’une trentaine de combattants, sans crainte de frappes aériennes. « Le coup de com’ est réussi. Comme il n’est plus question pour nous d’intervenir au Mali, ils peuvent désormais y faire ce qu’ils veulent. Entre l’arrivée des hommes et la mise en place de la scénographie, leur réunion a duré entre quatre et cinq heures. Du temps de [l’opération] “Barkhane”, cela aurait été impossible », estime une source officielle française.

Concurrence du GSIM

Profitant du départ des derniers soldats de « Barkhane » à la mi-août, l’EIGS, affaibli à l’été 2021 après l’élimination de son chef et l’arrestation de plusieurs de ses lieutenants par l’armée française, a pu reprendre position dans la zone en soumettant les populations à sa loi mais aussi en rendant licite le vol de bétail des communautés qu’il considère comme proches de ses ennemis.

« L’EIGS a aussi trouvé un mode d’action spécifique. Ils fixent un objectif, se réunissent avant chaque bataille et n’ouvrent qu’un seul front à la fois. Ils peuvent ainsi mobiliser jusqu’à 700 hommes pour un combat et, à chaque fois qu’une vague est défaite, ils en envoient une autre », précise une source touareg dans la région.

Si le Niger, appuyé notamment par l’armée française, continue de mener des opérations militaires contre l’EIGS sur son territoire, au Mali, la percée de l’organisation n’est à ce jour réellement contenue que par son concurrent, le Groupe de soutien de l’islam et des musulmans (GSIM).

La filiale d’Al-Qaida, dirigée par Iyad Ag Ghali, bien mieux implantée au Mali, est une fois de plus allée à l’affrontement avec son rival entre le 7 et le 10 décembre dans les environs de Tadjalalt et de Haroum, à proximité des frontières du Burkina Faso et du Niger.

Chaque camp a depuis livré son bilan. Si l’EIGS revendique la mort d’une centaine de combattants ennemis, le GSIM affirme pour sa part dans une vidéo, où il fait lui aussi étalage de ses moyens de communication, avoir tué 73 miliciens à Haroum. « Chaque camp a eu son compte puis est retourné sur ses positions. Le GSIM vers le Burkina Faso, le Serma et Gossi au Mali, et l’EIGS a reculé vers la zone d’Ansongo et de Tin-Hama, près du fleuve Niger », indique la source précédemment citée.

Plus de 900 morts

Depuis mars, les populations civiles payent au prix fort ce retour de l’EIGS. Selon des estimations des communautés locales, son offensive a provoqué la mort de plus de 900 personnes. Ceux qui n’ont pas fui ont pu jusque-là bénéficier d’un semblant de protection des anciens rebelles du Nord, regroupés au sein de la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), et des principales milices arabes et touareg, qui ont déployé deux bataillons dans les environs de Ménaka et de Gao pour tenter d’éviter un exode de cette région riche en eau et en pâturages.

Ils n’ont en revanche vu aucun militaire malien ou leurs supplétifs russes du Groupe Wagner venir leur porter assistance. Ceux-ci avaient pourtant réinvesti les bases de Ménaka, puis de Gao après le départ des troupes françaises, mais les forces armées maliennes (FAMa) et le millier de mercenaires russes présents dans le pays n’ont mené aucune opération militaire d’envergure dans cette zone. « Des centaines de personnes ont perdu la vie et ce n’est même pas un événement pour eux. C’est comme si les populations sur place étaient des étrangers », s’indigne Attaye Ag Mohamed, l’un des principaux responsables de la CMA.

Discours nationaliste

De fait, depuis leur arrivée il y a un an – le 23 décembre 2021 –, quinze pays, dont la France, avaient condamné « fermement le déploiement de mercenaires sur le territoire malien » qui commençait –, les paramilitaires du Groupe Wagner ont concentré leur action sur le centre du pays, ciblant en premier lieu la communauté peule, assimilée aux groupes djihadistes.

Mais, « compte tenu de l’absence de moyens réels mis en œuvre par Wagner et de son manque d’expertise pour ce type d’opération antiterroriste localisée, il est désormais clair que l’emploi de Wagner au Mali n’a donné lieu à aucun succès substantiel sur le terrain, même symbolique, tout en contribuant à l’escalade de la situation », pointe dans un rapport daté de novembre l’association All Eyes on Wagner, s’appuyant sur le nombre de victimes en 2022, « plus élevé que toutes les autres années depuis le début de la crise en 2013 », et la progression des djihadistes « qui est estimée à plus de 30 % de conquête territoriale ».

« J’observe qu’il y a désormais moins d’incidents, qu’il n’y a pas eu de nouveaux massacres comme à Moura [un village du centre du pays où, selon l’organisation Human Rights Watch, fin mars, environ 300 personnes ont été exécutées par les FAMa et les mercenaires russes] mais que la tendance lourde est à l’augmentation du nombre de déplacés et à une perte de contrôle du territoire », constate pour sa part un diplomate en poste à Bamako, sous couvert d’anonymat.

Dans ce contexte, un autre motif d’appréhension est venu s’ajouter, jeudi 22 décembre, avec la décision des groupes armés qui tiennent le nord du pays de suspendre leur participation aux mécanismes de suivi de l’accord de paix d’Alger pour dénoncer « l’absence persistante de volonté politique des autorités de transition à appliquer l’accord » et « l’inertie de celles-ci face aux défis sécuritaires ayant occasionné des centaines de morts ».

« C’est très inquiétant, commente le diplomate déjà cité. Nous sommes en train de perdre la bataille pour maintenir en vie cet accord [signé en 2015 et prévoyant une intégration d’anciens rebelles dans l’armée ainsi qu’une décentralisation du pouvoir]. Après avoir envoyé le signal qu’ils étaient prêts à partager le pouvoir, les colonels montrent dans la pratique qu’ils ne veulent rien céder. Les recrutements opérés dans l’armée en sont une preuve parmi d’autres. » Enfermés dans un discours nationaliste, les officiers aux commandes à Bamako ont ainsi, par la signature du premier d’entre eux, le colonel Assimi Goïta, instauré pour le 14 janvier une « journée nationale de la souveraineté retrouvée ». Les populations installées autour de Gao et de Ménaka ne seront certainement pas des célébrations.

Source : Le Monde

De la même section Contributions