En Tunisie, un record historique de migration clandestine a été constaté cette année, alors que le pays fait face à une crise socio-économique et politique aiguë et sans précèdent. Des centaines de personnes tentant de rallier illicitement l'Europe pour un destin plus qu'incertain sont recensés tous les jours, mais c'est à la capitale économique Sfax (centre-est) que le phénomène est le plus choquant, devançant ainsi des régions côtières plus proches de l'autre rive de la Méditerranée telles que Nabeul, Médenine et Mahdia. Ils croient quitter l'enfer africain pour un prétendu paradis européen.
C'est à bord du patrouilleur Aigle 35, avec aux commandes le colonel-major Ibrahim Fehmi et le commandant Borhen Chamtouri, que l'équipe de l'Agence Anadolu (AA) a accompagné, deux jours de suite, les unités de la Garde nationale maritime, parties en mission de barrer la route aux migrants. Une première sortie en mer, dans la nuit du 26 au 27 octobre a permis de déjouer trois traversées irrégulières, tandis que dans la nuit du 27 au 28 octobre, quatre autres ont été contrecarrées. En tout, 280 migrants, tous des Subsahariens, ont été interpellés.
Le rituel
Le patrouilleur était à 60 kilomètres (plus de 37 miles) de Lampedusa quand nous avions perçu la première embarcation transportant plus de 40 ressortissants d'Afrique subsaharienne entassés les uns sur les autres et dont le nombre était impossible à deviner. Nous croyions, au début, qu'il s'agissait d'un évènement assez particulier avant de constater, par la suite, que ce n'était autre que le quotidien des membres de l'équipage. Il leur faut, à chaque fois, au moins vingt minutes pour réussir à les maîtriser parfaitement. Un long moment de déni et de désobéissance semble indispensable avant que les migrants ne se soumettent aux injonctions des officiers qui font, en même temps, preuve de beaucoup de patience et de contrôle.
"Laissez-nous partir ! Pourquoi vous nous arrêtez ? Nous ne voulons pas rester en Tunisie !", C'est ce qu'ils n'arrêtaient pas de répéter. Résistance, colère, pleurs et déception, c'est ainsi que les migrants prennent graduellement conscience du fait que leur rêve européen s'est évaporé pour la énième fois.
De jeunes mamans tenant des bébés à la main, des femmes enceintes, des hommes accompagnés de leurs épouses, des frères et des sœurs à la fleur de l'âge et des voyageurs en solo, tous portant des vêtements tâchés d'eau et de sable -des bouées noires en caoutchouc autour du cou- à bord d'embarcations en fer équipées de moteurs -qu'ils s'empressent d'ailleurs de détacher et de jeter dans l'eau- descendent un par un, avec l'aide des unités flottantes à bord du navire de patrouille (DFNDR) et des officiers du patrouilleur.
Une fois à bord, ils commencent tous à déscotcher leurs téléphones portables qu'ils protégeaient de l'eau et à sortir leurs affaires pour les faire sécher, sous le regard attentif des officiers, matraque à la main et arme dans la poche, en cas de besoin d'intervention urgente.
"Les barques en fer sont un tout nouveau phénomène paru en 2022. Nous rencontrons une grosse difficulté à les gérer en mer, car elles ne sont pas conformes aux normes des navires. Et comme vous en avez été témoins ce matin, la barque aurait pu chavirer à tout moment et les migrants auraient pu perdre la vie", a indiqué le commandant, Borhen Chamtouri, au correspondant de l'Agence Anadolu, faisant référence à une course poursuite entre une barque et une unité flottante de la Garde maritime qui avait duré plus d'une heure, sous un soleil de plomb.
Rallier l'Europe ou mourir en essayant
Un tollé est soulevé parmi la foule à chaque fois que les migrants comprennent que des journalistes voudraient les interviewer. Ils sont pertinemment convaincus que la réalité ne sera jamais relatée fidèlement et que rien ni personne ne pourront changer leur situation difficile et s'abstiennent, de ce fait, de s'adresser à la caméra.
"Vous les Tunisiens, êtes des racistes!", radotent-ils, en nous pointant du doigt, convaincus que nous sommes (toutes les personnes qui sont sur le patrouilleur) à l'origine de leur malheur.
Après plusieurs tentatives, Anna Dialo, une Ivoirienne âgée de 40 ans, a finalement, accepté de nous parler de son histoire. Six ans en Tunisie où elle travaille en tant que femme de ménage et déjà quatre tentatives de migration à son actif.
"Je dois payer une grosse pénalité pour retourner dans mon pays où j'ai laissé ma mère et ma fille qui a déjà 8 ans, alors que je n'ai rien à leur apporter. En même temps ce n'est pas facile de mener une vie paisible et décente ici, car nous sommes (les Subsahariens, ndlr) souvent maltraités. Je dois retravailler depuis le début pour ramasser encore de l'argent et tenter une nouvelle fois la traversée parce que j'ai juste envie de quitter la Tunisie", a-t-elle avoué avec une petite voix dépourvue de tout espoir.
Immédiatement après, Kamara Amy, une orpheline de mère et de père qui a 25 ans, a demandé à témoigner. Elle a laissé son jeune frère malade, dans son pays, pour aller travailler en Europe et l'aider à se soigner. Cela fait trois fois qu'elle paie pour une traversée illicite depuis la Tunisie.
"Ici je suis maltraitée. Je travaille en tant que femme de ménage et à chaque fois que je tente de traverser la Méditerranée, la Garde nationale m'en empêche. C'est une perte énorme d'argent et j'espère que la propriétaire de la maison va accepter de me reprendre car je n'ai personne pour me venir en aide en Tunisie", a-t-elle affirmé alors qu'elle éclatait en sanglots.
Le Sénégalais, Sekou Traoré (26 ans) vit depuis 4 mois en Tunisie après avoir été en Mauritanie et en Algérie et c'est la première fois qu'il essaie de franchir les frontières. "L'expérience est dure. Cela fait trois jours que je ne me suis pas lavé et que je n'ai pas mangé ni bien dormi. J'étais coincé dans une maison avec environ 27 autres personnes en attendant le jour J. Je n'ai plus aucun sou sur moi, vu que j'ai dépensé toutes mes économies (plus de 3 000 dinars l'équivalent d'environ mille dollars) pour payer ce voyage", confie-t-il.
"Je fais cette traversée pour la septième fois. Pourquoi on nous arrête et pourquoi on ne nous donne ni à manger ni à boire ? Nous sommes tous malades et aucun soin médical ne nous est fourni. C'est parce que nous avons la peau noire ? La Tunisie ne nous laisse pas vivre dignement et nous empêche en même temps de la quitter. Comment doit-on faire ?" s'est écrié un migrant qui a préféré garder l'anonymat, ajoutant : "Je n'ai que deux options: arriver en Italie ou mourir en essayant"!
Impunité totale
Dans la loi tunisienne, la migration transfrontière est normalement pénalisée. Un migrant arrêté peut encourir une peine de prison de 15 jours à 6 mois et payer une amende pouvant aller de 30 dinars et 120 dinars, selon le pouvoir d'appréciation du juge. Les choses se déroulent, toutefois, différemment, à Sfax : Une fois descendus au port de pêche, les migrants interceptés sont, tous, tout de suite libérés, comme si de rien n'était, après autorisation du procureur général et ils le savent déjà à l'avance.
Cette impunité ne fait, malheureusement, qu'encourager les mêmes migrants à prendre le large pour un avenir brumeux dès qu'ils ont de quoi payer la traversée. Un Guinéen qui tente sa chance pour la cinquième fois a, en effet, estimé que la Garde nationale se fatiguait pour rien.
"Tant qu'il y a la mer, nous referons la traversée jusqu'à ce que nous la réussirons. Nous sommes venus en Tunisie pour atteindre les côtes de l'Europe pas pour y travailler car c'est la misère ici. Demain, je me jetterai à la mer, encore une fois, même si cela me coûte énormément cher (entre 1000 et 4000 dollars le voyage)", s'est-il confié.
Le directeur de la gendarmerie maritime de la région centre (Sfax, Kerkennah et Mahdia), Saber Younes, a fait savoir, dans une déclaration accordée à l'Agence Anadolu au sujet de l'impunité, que la Garde nationale s'occupait de l'approche sécuritaire, celle de sauver des vies humaines exposées à un haut risque étant donné la nature des barques utilisées.
Pour ce qui est de l'approche juridique et pénale, les migrants sont considérés comme des victimes par la loi qui criminalise, à la base, la migration clandestines, selon lui.
Une faille politico-juridique
La fabrication clandestine d'embarcations en fer qui se ressemblent presque toutes et la vente quotidienne et par centaines au vu et au su de tout le monde de bouées noires en caoutchouc toutes identiques ne semblent déranger personne. Il suffit, cependant, d'une petite observation pour déduire qu'un seul fournisseur ou qu'un seul constructeur se cacheraient derrière cette industrie multifacette motivée par le phénomène de la migration qui rapporte, désormais, des sommes d'argent vertigineuses à ceux qui en profitent.
La faille se veut d'abord juridique par excellence, quand on sait que, dans la loi, un passeur appréhendé doit payer la dérisoire somme de mille dinars (environ 300 dollars) en guise d'amende, alors qu'il est payé 4 000 mille dinars minimum (1240 dollars) pour faire passer un seul individu à l'autre côté de la mer et quand on sait, également, que les migrants interceptés sont relâchés dans la foulée sans qu'aucune mesure légale ne soit prise à leur encontre.
La faille se veut aussi et principalement politique. Une réelle décision de la part des hautes autorités, qui mettrait fin au flux croissant et ingérable des personnes qui utilisent la Tunisie comme point de traversée et qui y vivent, sans papiers, à court ou à long terme, approfondissant ainsi sa crise socio-économique, doit être étudiée et prise en urgence.
En ce sens, il convient de noter que les stations-services, par exemple, ont reçu une note selon laquelle il était interdit de vendre des jerricans ou des bidons à carburant, notamment aux Subsahariens; Chose qui n'a visiblement pas été appliquée, vu le nombre de récipients, vides ou encore pleins, que nous avons observés sur les barques.
Plus de coopération internationale
Pour traiter le phénomène des traversées illicites, il faut, d'abord, le modéliser pour savoir par où commencer. Il faut étudier la problématique sous plusieurs angles (économique, social, sécuritaire, juridique, légal et législatif) pour déterminer les approches à suivre par la suite, a encore indiqué le directeur de la gendarmerie maritime à Sfax, Saber Younes
"Pour le côté sécuritaire qui nous concerne (la Garde nationale, ndlr) de tout près, il faudra nous fournir plus de moyens en mer pour que nous puissions poursuivre nos efforts et limiter la propagation de ce fléau, car nos interventions maritimes coûtent énormément cher (20 mille dinars soit 6200 dollars de carburant pour chaque sortie en mer). C'est un appel pour que la coopération internationale soit beaucoup plus importante", a-t-il suggéré.
Il s'agit, selon lui, d'une responsabilité commune; Les autorités tunisiennes doivent, bien évidemment, être présentes pour lutter contre la migration. "Nous ne pouvons, cependant, pas être au top de nos capacités et de notre rendement face à la situation économique que vit le pays", a-t-il fait observer.
Il faudra, par la suite, revoir le côté juridique, législatif et social par toutes les parties concernées, car le traitement sécuritaire, seul, n'est pas suffisant pour que des résultats concrets soient réalisés, d'après la même source.
Migrants à Sfax : du simple au double
Saber Younes a fait savoir que les migrants choisissaient la ville de Sfax comme point de départ -alors qu'il y a d'autres côtes tunisiennes plus proches de l'Italie- parce que la construction des barques y est très répandue et que la plupart des locaux connaissent la mer et sa particularité.
"Le plus grand port de pêche se trouve également ici, ce qui facilite l'accès de tout le monde à l'outil indispensable à la migration qu'est la barque et qui fait que le phénomène s'est rapidement propagé", a-t-il affirmé, faisant remarquer qu'il y avait une concentration au niveau du nombre des Subsahariens ayant pour but d'atteindre la rive du nord, dans la région.
"Le nombre des migrants ne cesse d'augmenter car depuis janvier 2022 et jusqu'à fin octobre 2022, plus de 19 mille personnes, entre Tunisiens et étrangers (Subsahariens, Marocains, Egyptiens et Syriens) ont tenté de franchir illégalement les frontières, alors que durant la même période de l'année 2021, on en a recensé plus de 9 mille", a-t-il ajouté.
Le dossier épineux de la migration clandestine en Tunisie et en particulier à Sfax devrait être soigneusement analysé par les autorités compétentes afin de trouver une solution à la multiplication des Subsahariens dans toutes les régions du pays sans que leur situation ne soit régularisée. Ils travaillent sans sécurité sociale ni assurance maladie pour une contrepartie pécuniaire infime qui ne leur permet pas de vivre décemment. Une pénalité leur est imposée comme condition pour pouvoir retourner chez eux, les poussant ainsi à rester et à vivre à plusieurs dans une seule maison dans l'insalubrité, la malnutrition et le manque d'hygiène faute de moyens.
Il faudra aussi identifier la partie responsable de tout ce chaos assourdissant dans un pays en pleine crise et savoir à qui profite ce déséquilibre au niveau de la distribution des tâches dans un travail supposé à la chaîne, ainsi que ce flux grandissant des ressortissants de l'Afrique subsaharienne qui vivent la misère depuis longtemps et qui verront bientôt leurs enfants intégrer l'école étatique tunisienne.
Source : AA