Le 17 décembre prochain, se tiendront en Tunisie des élections législatives anticipées qui adopteront, pour la première fois, le scrutin uninominal, conformément à la loi électorale promulguée, par décret, par le président d la République, Kaïs Saïed, en date du 15 septembre dernier.
Des observateurs ont fait part de leurs appréhensions du fait que le vote selon le système uninominal aggravera la marginalisation des partis, sur fond d’une crise politique qui se poursuit, depuis que le président Saïed a imposé, en date du 25 juillet 2021, une série de mesures d’exception.
Ces appréhensions ont été aggravées, lorsque le porte-parole de l’Instance électorale, Mohamed Télili Mansri, a déclaré aux médias, le 29 septembre écoulé, que « les partis politiques n’ont pas le droit de mener des campagnes électorales…et les candidats ont le droit de mener campagne en tant que personnes issues de partis politiques, pour mieux faire connaître leurs formations et présenter leurs programmes ».
La nouvelle loi électorale dispose que le vote aux élections législatives sera uninominal à un seul tour ou à deux tours au besoin, et ce dans des circonscriptions électorales à un siège. Le texte prévoit également de réduire le nombre des sièges à l'Assemblée des Représentants du peuple (ARP) de 217 à 161, ce qui correspondrait au nombre des prochaines circonscriptions électorales.
Les prochaines élections font partie des mesures d'exception décidées par le président Kaïs Saïed, qui ont comporté, entre autres, le limogeage du gouvernement, la désignation d'un autre, la dissolution du Parlement et du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) ainsi que la légifération par voie de décrets présidentiels et l'adoption d'une nouvelle Constitution pour le pays, à travers le référendum tenu le 25 juillet écoulé.
Marginalisation des partis
L'analyste politique, Boulbeba Salem, a, dans un entretien accordé à l'Agence Anadolu, souligné que « la loi électorale et la feuille de route mise en place par le président Saïed ont porté un coup sévère et dur aux partis politiques ».
« Saïed est fidèle à son projet, dès lors qu'il rejette les partis et tous les corps médians. Il est en train de mettre en œuvre à la lettre ce qu'il avait dit », a-t-il relevé.
« Dans le domaine des élections législatives, Saïed a marginalisé tous les partis sans pour autant les supprimer. Certains pensaient que le président avait un problème particulier avec le Mouvement Ennahdha alors qu'il a un problème avec tous les corps », a-t-il dit.
Le Mouvement Ennahdha disposait du plus grand bloc au Parlement dissous et fait partie des principales forces politiques tunisiennes qui rejettent les mesures d'exception de Saïed, les considérant comme étant un « coup d'Etat contre la Constitution de 2014 » et une « consécration du pouvoir d'un seul », tandis que d'autres forces estiment qu'il s'agit d’une « restauration du processus de la révolution de 2011 », qui avait fait chuter le pouvoir de l'ancien président Zine El Abidine Ben Ali.
Salem considère que « cette orientation du président (marginalisation des partis) a fait que même les partis qui lui sont loyaux ressentent une déception et c’est ce qui ressort des déclarations de certains de leurs chefs. Par conséquent, le rôle des partis sera marginalisé dans la mesure où le rôle ou l'action partisane organisée est l'illustration la plus éloquente de la modernité politique et de l'organisation politique et intellectuelle ».
Faisant part de sa déception, Oussama Aouidet, membre du Bureau politique du « Mouvement du Peuple », l'un des principaux partis qui soutiennent le président Saïed, a déclaré « qu'en réalité et dans la pratique, il n'est pas possible d’exclure les partis politiques de participer aux élections législatives ».
Dans une déclaration faite, la semaine écoulée, à l'Agence de presse tunisienne (TAP, public), Aouidet a souligné que « la confirmation par l'Instance électorale que les partis ne sont pas en mesure de participer aux élections ni de financier les campagnes électorales de leurs candidats qui se présentent en leurs noms demeure seulement sur le papier ».
Et Salem de poursuivre : « Le scrutin uninominal aurait pu se dérouler sans l'interdiction de la participation des partis, mais l'exclusion des listes partisanes de participer aux élections est un coup porté à la modernité politique ».
Boycott des élections
De son côté. Aymen Boughanmi, enseignant de sciences politiques à l’Université tunisienne, a déclaré à l'Agence Anadolu que « le plus important dans le paysage politique est que les partis qui boycottent (les élections) sont ceux qui ont pignon sur rue et dont la majorité a déjà annoncé le boycott ».
Boughanmi a souligné que « porter un coup à une partie (les partis) qui est inexistante (aux élections) est une chose difficile, Ces partis (qui boycottent) ont voulu par cet acte d'être exemptés de supporter le coup, mais il semble que le coup est porté aux partis qui ont voulu participer, en l'occurrence les partis qui soutiennent le président ».
Les principaux partis en Tunisie avaient annoncé leur boycott des élections. Il s’agit du Mouvement Ennahdha, de « Qalb Tounes », de la « Coalition de la Dignité », du parti de « l'Espoir », du « Parti Destourien Libre » (PDL), du Parti Républicain, du « Parti des Travailleurs » et de « Hirak Tounes al-Irada ».
L'argent sale
Selon Salem, « tous les partis, qu’ils soient dans l'opposition ou au pouvoir, qui meublaient le précédent paysage, évoluent désormais sur la marche…et nous avons vu que même les partis qui revendiquent leur soutien au président n'ont pas pu récolter les parrainages pour leurs candidats, ce qui dénote qu'ils sont devenus microscopiques ».
« Cette configuration a ouvert la porte à l’argent politique sale et nous avons vu comment dans les campagnes et les villages, les candidatures tribales ont pris le dessus et comment l’argent sale s’est propagé dans les villes pour récolter les parrainages », a-t-il argumenté.
La loi électorale amendée impose à chaque candidat aux élections législatives d’obtenir 400 parrainages dans sa circonscription électorale.
Une opposition désunie
Salem estime que « les campagnes de dénigrement lancées à l'endroit des partis, des personnalités et des leaders politiques, au courant des 10 années écoulées, ont fait qu'une partie du peuple, en particulier celle dépourvue de conscience politique, soutient le président, met tous les partis dans le même panier en estimant qu'ils n'ont rien offert à la patrie, bien que cela soit faux, du moins sur le plan législatif ».
Il a ajouté que « les partis sont dans une situation délicate; le pays traversant une situation politique et sociale particulièrement difficile, et les partis influents sont secoués par des dissensions et cela constitue un autre visage de la crise ».
Et Salem de conclure : « Les partis rejetant le projet du président sont restés au stade de la publication des communiqués et n'ont rien fait, bien que le président les critique, et ils n'ont pas opté pour l'union sur un minimum syndical de militantisme et de positions et cela verse dans l'intérêt du chef de l'État ».
Quel avenir pour les partis?
Concernant l'avenir des partis, Boughanmi a dit « qu'il est lié au succès ou à l'échec de l'expérience actuelle du président Saïed ».
« La réussite de l'expérience changera l'équation mais l'échec, qui représente une probabilité que l'on ne peut écarter, aboutira à des résultats négatifs pour quiconque accepterait de s'engager dans cette aventure et de participer aux élections », a-t-il dit.
« Celui qui ne participe pas prend un risque en étant absent sur la scène et celui qui participe risque de prendre part à une grande aventure qui risque grandement d’échouer. Cela signifie que ces partis seront accusés par la suite d'avoir adhéré à un système individuel et d’avoir pris part à une logique antinomique à la démocratie et à un processus anticonstitutionnel », souligne encore l’académicien.
« Sur le court terme, le président et ses sympathisants ont le bras long, mais cela pourrait ne pas être le cas à moyen terme », a-t-il insisté.
« Si l'expérience réussit, il se pourrait que les partis qui existent disparaissent ou qu’ils ressuscitent sous une nouvelle forme. Si l'expérience échoue, il sera difficile de prévoir la prochaine configuration dans la mesure où les partis sont en dehors de l'échiquier et ce sont ces partis eux-mêmes qui se s’étaient autoexclus du jeu après que le président les a écartés un certain 25 juillet 2021 », a-t-il soutenu.
Boughanmi s’est dit convaincu que « le fait que les partis se soient introvertis sur eux-mêmes pourrait constituer un départ pour un nouvel horizon et pourrait aboutir à une mort clinique ».
Toutefois, notre interlocuteur rejette l'idée de la mort des partis dans l'absolu, argumentant que « le régime électoral renforce la dualité partisane et pousse, soit à la domination d'un seul parti, ou une dualité partisane et cela est le résultat naturel d'un scrutin uninominal, d'autant plus qu'une nouvelle coalition est apparue avec comme dénomination ‘Que le Peuple vaincra’ ».
Dimanche dernier, des hommes et des femmes politiques et des activistes de la société civile, dont l'ancien bâtonnier Ibrahim Bouderbela et la dirigeante du « Courant populaire », M’barka Aouainiya, ont lancé une initiative dénommée « Que le Peuple vaincra », Il s’agit selon les instigateurs de ce Mouvement d'un « cadre national populaire de militantisme horizontal et ouvert à l'ensemble du peuple tunisien ».
Les signataires ont ajouté que leur initiative « ne constitue pas un simple outil électoral mais une fusion militante sur la base d'une mission dans une phase extrêmement importante réunissant l'unité de destin de l'ensemble des enfants du peuple pour faire face aux défis du 17 décembre 2022 (élections) et des autres défis qui en découlent ».
Boughanmi a estimé « probable que la nouvelle coalition ‘Que le Peuple vaincra’ soit le nouveau nom du parti qui émergera ».
Il a ajouté qu’à « travers cette coalition, Saïed s’emploie à travers cela à conférer la légitimité à son régime en lui accordant un semblant ou une impression de pluralisme et de dimension participative. Cette coalition n’aura pas le nom de parti et là n’est pas le problème mais le problème réside dans l’existence d’une machine qui appuie une personne ou une idée ».
« Parler de la fin des partis politiques est un non-sens, le parti n'est pas une entité pour qu'elle meure mais est plutôt une institution », a-t-il conclu.
Source : AA