La loi locomotive de la IIIè République de Saïed déraille-elle déjà?

Bien avant que Kais Saïed ne dévoile toutes ses batteries de mesures pour instaurer sa troisième République et alors qu'une consultation nationale sur le changement du régime politique, un référendum relatif à une abrogation de la Constitution de 2014, qui précèderaient les législatives anticipées, annoncées depuis le 25 juillet, n'étaient que de vagues idées sujettes à spéculations, le professeur de droit, Wahid Ferchichi confiait à Anadolu que, selon lui, l'objectif majeur de son ancien collègue Saïed était "qu'une Constitution portât son nom" et qu'il supposait que son texte était déjà dans sa tête, s'il n'était pas déjà rédigé, noir sur blanc.

Étape par étape...

Il avait vu juste... En effet, la commission "consultative" qu'il allait mettre en place pour écrire une Constitution "répondant aux aspirations du peuple", exprimées à travers une consultation nationale à laquelle, d'après les chiffres officiels, seuls 500 000, sur neuf millions d'électeurs inscrits, ont participé, s'est avérée n'être qu'un "mirage", bien que chapeautée par l'émérite Sadok Belaïd. En effet, Kais Saïed a fermé dans un tiroir le projet que ce dernier lui a remis pour sortir le sien propre, "complètement différent et qui n'a rien à voir avec le genre de société à laquelle les Tunisiens aspirent", comme le crieront les Belaïd et la majorité des personnalités qui ont travaillé sur le document. Ils se convertiront, d'ailleurs, en réfractaires, alors qu'ils étaient ses fervents soutiens. Les professeurs Sghaïer Zakraoui, Amin Mahfoudh et le même Sadok Belaïd diront que le président "a révélé son vrai visage, à travers une Constitution rétrograde davantage que conservatrice, limitant les droits et les libertés et tendant à instaurer un régime présidentialiste pur et dur, basé sur un système populiste et sur une chimérique démocratie par la base, outre les contradictions et les erreurs qu'elle contient". Mis devant l'évidence, Saïed en révisera, d'ailleurs, une quarantaine de points, sans toucher à son esprit.

Le chef de l'Etat dédaignera ces critiques, partagées par la majeure partie des acteurs politiques, de la Société civile et des partenaires étrangers de la Tunisie. Le silence sur le fond qu'il opposera à ses anciens et nouveaux détracteurs, est exactement le même que celui qu'il a adopté, lorsqu'il avait promulgué le fameux décret 117 où il s'est accaparé tous les pouvoirs et les droits, rendant ses lois et ses décisions irrévocables et plaçant le "président" au-dessus de toute velléité de rendre des comptes. Il en usera ainsi pour désigner un nouveau et provisoire Conseil supérieur de la magistrature, dissoudre l'Instance nationale de lutte contre la corruption, apporter des changements à la composition de celle des élections...

Aussi choisira-t-il, le fort symbolique 25 juillet, jour de la Fête de la République de 1957, où la Tunisie a rompu avec la monarchie beylicale, pour soumettre sa Constitution à référendum qui sera boycotté par 70% des électeurs et où le "oui" des votants l'emportera à une écrasante majorité. En fait, étape par étape, Kais Saïed installait les jalons de son projet politique, ne manquant jamais de dénoncer les "corrompus, les spéculateurs, les profiteurs, les contrebandiers, les traîtres qui ont spolié les biens du peuple", jetant indirectement dans le même sac, anciens députés, hommes politiques et d'affaires, activistes de la Société civile...et se présentant comme le vrai et seul défenseur des démunis. Cela faisait sa popularité, même si la crise économique et sociale s'aggravait et que des pénuries de matières premières faisaient leur apparition. Tant pis pour la masse des frondeurs qui prenait constamment du volume, parmi l'élite.

La dernière marche

Tous les atouts en main, il abattra sa dernière carte, le 15 septembre dernier, soit à 24 heures de la date limite à l'appel aux élections législatives anticipées du 17 décembre, pour promulguer le décret-loi n° 55 de l'année 2022, portant modification de la loi organique n° 16 du 26 mai 2014, relative aux élections et aux référendums, provoquant un vrai coup de tonnerre.

En effet, si quasiment tout le monde s'attendait à ce que le scrutin devînt majoritaire uninominal à deux tours, Saïed n'ayant jamais caché son rejet de la représentation proportionnelle, la grande partie de la classe politique, des juristes et des analystes était ébahie par l'étendue des changements apportés au Code électoral et par leurs implications. Point qu'elle n'ait apprécié que les candidats à la députation soient désormais obligés de présenter un bulletin n°3, vierge de tout antécédent, ainsi qu'un quitus prouvant la régularisation de leur situation fiscale et municipale ou que le nombre des députés soit tombé à 161 au lieu de 217, mais il est des articles dans le nouveau Code électoral qui ne laissent aucun doute sur la double volonté de Saïed de changer la physionomie même du paysage socio-politique en Tunisie, en imposant un semblant de gouvernance par la base et de faire en sorte que l'Exécutif dont il sera le chef absolu, une fois l'Assemblée des représentants du peuple (ARP) installée, soit le seul vrai détenteur du pouvoir décisionnel.

Griefs et incohérences

C'est ainsi que beaucoup de voix, y compris parmi celles qui soutiennent le chef de l'Etat et son initiative du 25 juillet 2021, où il a suspendu l'ancien Parlement avant de le dissoudre et qui ont toléré le très controversé décret 117, se sont élevées contre, par exemple, l'exigence que les candidats à l'ARP renoncent à leur deuxième nationalité, au cas où ils en portent, ce qui représente un préjudice aux Tunisiens résidant en dehors du pays et limite le nombre des "prétendants" des dix circonscriptions de l'étranger.

Raja Jabri, présidente du réseau "Mouriqiboun" (observateurs) relève aussi l'incohérence de l'obligation que tous les candidats présentent 400 parrainages avec parité hommes - femmes dont 25% au moins sont des jeunes de moins de 35 ans. "Comment peuvent-ils les obtenir, et satisfaire à ces exigences, dans des circonscriptions qui comptent parfois 700 personnes", s'exclame-t-elle. Et d'ajouter que demander la légalisation conforme des attestations de parrainage représente un tracas et une charge administrative que beaucoup de Tunisiens ne concèderont pas ou n'ont pas le temps de supporter.

Pour Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre, le choix de Saïed d'imposer ces 400 parrainages conditionnés vise à exclure la gent féminine de la scène politique et constitue un revirement contre les acquis de la femme. "La parité était exigée dans le vote sur les listes. Par ce stratagème et dans notre société qui demeure patriarcale, notamment dans les zones intérieures, il est quasiment impossible qu'une femme devienne députée et c'est ce que veut Saïed", dénonce-t-elle. Et de lier cet aspect à l'obligation que les candidats résident, en plus, dans la circonscription où ils se présentent, ce qui, d'après elle, "consacrera le régionalisme, favorisera le lobbying et brisera le principe de "l'ascenseur social" qui faisait que les cadres et les ouvriers qualifiés pouvaient aspirer à devenir un élu du peuple. Avec ce Code électoral, seuls ceux qui ont les moyens, licites ou illicites, se retrouveront à l'Hémicycle", dit-elle, entre autres griefs qu'elle ne cesse de dénombrer.

Mohsen Marzouk, président de "Machrou' Tounès" (projet de la Tunisie), verse dans le même sens et ajoute que par les critères imposés, dont particulièrement la possibilité de retrait de la députation par les habitants d'une circonscription, le Code électoral ouvre la porte aux magouilles, aux dessous de table et même à la corruption pour un concurrent fortuné éconduit qui chercherait à réunir les signatures nécessaires, à cette fin. "En plus, l'élu sera obligé de n'être que le député de sa région dont il dépendra, pas celui du peuple. Cela aura des conséquences très graves sur la législation et sur le développement en Tunisie", prévient-il.

Pour Néjib Chebbi, chef du "Front du Salut national", qui réunit cinq partis, dont Ennahdha et Qalb Tounès, le nouveau découpage des circonscriptions va, en moyenne, apporter à chaque député 10 000 votants en plus que l'ancienne ARP, à représenter. "Un morcellement qui va enraciner les rivalités régionales et où des métropoles comme Tunis ou Sfax auront le même nombre d'élus qu'une petite circonscription du Centre ou du Sud. Un déséquilibre et un effritement qui consacrent, en apparence, la démocratie par la base, prônée par le président de la République, qui ne cherche, en réalité, qu'à avoir un Parlement faible par son éclatement et incapable de lui opposer une quelconque résistance. Il sera le maître incontesté et incontestable, à bord", relève-t-il.

Quant à Ghazi Chaouachi, secrétaire général du parti "Attayyar", il affirme qu'à part le regrettable fait que Saïed a voulu que les Tunisiens qui iront aux urnes, votent pour des personnes et non pour des programmes, ce qui lui permettra de gouverner seul, face à une Assemblée disparate et fragmentée, "le président ne réalise pas que la situation sera intenable et les conséquences catastrophiques pour la Tunisie. C'est pourquoi nous -et la majorité des partis, des organisations et des associations de la Société civile- ne voulons pas être complices de ce scrutin et de tout ce processus que nous boycottons", insiste-t-il.

Mais malgré ces incohérences et ces griefs, Saïed peut compter sur des partis et des mouvements, comme "Achaâb" de Zouhaïer Maghzaoui ou la "Tunisie en avant" de Abid Briki et, surtout, sur des collectifs de jeunes qui croient toujours en lui, fût-ce, avec des réserves et qui pensent qu'il peut mener la Tunisie à bon port.

Marche arrière ?

C'est ainsi que le président, occultant crise, mouvements sociaux de contestation, manifestations programmées par des partis et des coalitions, ne semblait se préoccuper que de la tenue des législatives, dans le cadre de son décret-loi n° 55.

Mais voilà sitôt ouverte, la période électorale est immédiatement entachées de tentatives de corruption par des candidats qui ont essayé de soudoyer des citoyens, pour obtenir les 400 parrainages indispensables et, probablement, pour acheter leurs voix, le jour du scrutin. Les arrestations, ordonnées par les autorités judiciaires, dès la matinée de jeudi dernier, ont eu l'effet d'un gros rocher tombé dans un étang, apportant davantage de crédit aux réfractaires de l'ensemble du processus électoral de Saïed.

Elles ont également et, surtout, poussé ce dernier à reconnaître, explicitement, que le Code électoral devait être révisé, "puisqu'il s'est avéré que des membres de conseils locaux ne jouaient pas leur rôle". C'est ce qu'il a déclaré, lors de la réunion, qu'il a eue, en début de soirée hier, vendredi, sans plus de précisions. Cela a, en tout cas, incité Bassam Maâttar, président de L'Association tunisienne pour l'intégrité et la démocratie des élections (ATIDE) à interpréter, ce samedi, cette déclaration comme "une volonté d'écarter des législatives les membres des conseils municipaux (dont de nombreux sont affiliés à des partis politiques : NDLR), alors qu'ils ont le droit de présenter leur candidature à la députation".
Les cas de corruption auraient-ils alors été rendus publics, pour justifier des amendements "sur mesure" et pour définitivement barrer la route aux partis ? Attendons que les abrogations soient publiées pour juger...

Quant à Raja Jabri, présidente de "Mouraqiboun", elle s'est empressée de dénoncer, ce samedi matin, une telle révision "à quelques jours du début des dépôts de candidature, ce qui remet en question tout le calendrier de la période électorale et, par là-même, la tenue des législatives, le 17 décembre". Elle rappelle, également, que ce branle-bas "met à nu les incohérences du nouveau Code électoral, notamment l'article relatif aux parrainages, qui n'est vraiment pas sérieux. C'est, en tout cas, la résultante de son processus individuel, dont il a exclu tout le monde", a-t-elle dit.

Alors, quels changements Saïed va-t-il apporter au décret-loi n° 55 et dans je quel sens va-t-il le faire? Maintiendra-t-il le suffrage pour le 17 décembre (une date à laquelle il tient et qu'il a décrétée Fête de la révolution, à la place du 14 janvier) au risque d'enfreindre les dispositions qui fixent les délais de chaque étape de la période électorale? Nul ne peut le savoir...

Ce qui est toutefois certain, ce Code électoral qu'il a voulu la locomotive de sa IIIè République a montré que les signes de son déraillement ne sont pas une simple impression. Saïed, pourra-t-il, seul, la remettre sur la voie?

Source : AA

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