En Ethiopie, un palais pharaonique pour Abiy Ahmed, pris par la folie des grandeurs

Lacs artificiels, zoo, villas de luxe… Les élans bâtisseurs du leader éthiopien sont démesurés. Le Chaka Project, sur les hauteurs d’Addis-Abeba, aura une emprise de 503 hectares dans la forêt de Yeka.

Des soldats fédéraux montent la garde le long de la route fraîchement goudronnée qui traverse, sur une trentaine de kilomètres, la forêt de Yeka, à la périphérie d’Addis-Abeba. Dans ces bois surplombant la capitale éthiopienne, un chantier pharaonique est en train de voir le jour. Le premier ministre, Abiy Ahmed, a décidé de bâtir là, en toute discrétion, un gigantesque complexe. On en devine les fondations derrière les préfabriqués bleus d’une entreprise de construction chinoise qui se dressent dans la boue, sur un pan de colline d’ordinaire fréquenté par les coureurs de fond le jour et par les hyènes la nuit. 

Le « Chaka Project » est à l’image des ambitions du chef du gouvernement éthiopien : démesuré. Sur une surface de 503 hectares, il devrait comprendre un palais censé héberger la primature, mais aussi trois lacs artificiels, un zoo, une cascade et un projet immobilier de villas de luxe. Abiy Ahmed l’a reconnu lui-même devant le Parlement, le 15 novembre 2022 : « On entend dire en ville que le premier ministre construit un palais pour la somme de 49 milliards de birrs [environ 853 millions d’euros], alors qu’en vérité, ce sera de l’ordre de 400 ou 500 milliards de birrs [6,9 à 8,6 milliards d’euros]. » A titre de comparaison, la construction du « palais aux mille pièces », inauguré en 2014 par le président turc, Recep Tayyip Erdogan, à Ankara avait coûté 491 millions d’euros.

Prix colossal

Mais le prix Nobel de la paix 2019 n’entend pas brider ses élans bâtisseurs. « Je ne suis pas venu au Parlement dans l’intention de vous réclamer de l’argent pour le construire », a-t-il déclaré aux députés. Le financement du projet dépendra de fonds privés. D’après plusieurs fonctionnaires de la mairie d’Addis-Abeba s’exprimant sous couvert d’anonymat, le coût total du « Chaka Project » pourrait atteindre environ 800 milliards de birrs (13 milliards d’euros), une somme à peu près équivalente au budget annuel éthiopien. Selon ces mêmes sources, les Emirats arabes unis, proches alliés d’Abiy Ahmed, financeraient une grande partie du palais. L’entourage du leader éthiopien mise également sur les retombées économiques des différents projets immobiliers pour en assurer la viabilité.

Ce n’est pas la première fois que le premier ministre contourne ainsi le Parlement. Pour ses précédents projets d’infrastructures, il a plusieurs fois fait appel à de riches Ethiopiens issus de son cercle ou de la diaspora, levant des milliards de birrs lors de dîners de gala baptisés « Dine for Ethiopia ». Depuis 2018, l’homme fort d’Addis-Abeba a entrepris, à grands frais, une série de projets clinquants destinés à embellir la capitale : modernisation de la place centrale Meskel, conversion en musée du palais de l’empereur Hailé Sélassié, création de nombreux parcs, bibliothèques et musées…

Aujourd’hui, le nouveau palais est devenu « sa principale préoccupation », confie un cadre du Parti de la prospérité, la formation du premier ministre. Abiy Ahmed visite fréquemment les lieux, situés à moins de cinq kilomètres de son bureau actuel. Mais le fastueux palais en construction n’est pas du goût de tous. Outre son prix colossal, le chantier entraîne la déforestation d’une partie du site de Yeka et l’expropriation de milliers de foyers vivant sur les hauteurs de la capitale.

La mairie a déjà rasé plusieurs habitations de personnes n’ayant pu justifier de leur titre de propriété. Depuis qu’elle a reçu la visite inopinée de fonctionnaires de la ville, une mère de famille qui souhaite conserver l’anonymat affirme vivre dans l’angoisse d’une expulsion. « Lorsqu’on leur a demandé précisément pourquoi nous devions quitter notre terrain, ils nous ont exhortés à accepter les ordres du gouvernement, refusant de nous donner des détails sur le site en construction », se plaint-elle devant ses trois enfants.

Economie au bord de la rupture

Un de ses voisins a été placé en garde à vue pour avoir protesté un peu trop bruyamment contre les nouvelles directives. « Ils m’ont accusé d’être un criminel car je m’oppose à un projet gouvernemental, raconte-t-il. Le seul but de ce projet est de faire plaisir au premier ministre, qui veut établir autour de lui une image semblable à celle des empereurs éthiopiens malgré tous les problèmes que traverse le pays. »

Loué pour ses réformes libérales lors de son accession au pouvoir en 2018, Abiy Ahmed doit aujourd’hui composer avec une économie au bord de la rupture. Le pays est sorti exsangue de la guerre qui a opposé, de 2020 à 2022, les forces fédérales et leurs alliés aux rebelles du Tigré, au nord, faisant plus de 600 000 victimes, selon l’Union africaine. L’inflation galopante, tirée par l’augmentation des cours des produits alimentaires, a dépassé les 30 % en moyenne annuelle en 2022. L’agence Fitch Ratings a révisé début janvier à la baisse la note à long terme de l’Ethiopie à cause d’un « important risque de défaut de la dette ». Les autorités estiment à 20 milliards de dollars le coût de la reconstruction dans le nord du pays.

« Dans un scénario sans guerre civile et sans pandémie de coronavirus, un tel projet aurait pu convaincre les plus sceptiques. Mais en l’état actuel des choses, les ambitions narcissiques du premier ministre ne sont pas acceptables, avance un universitaire éthiopien sous couvert d’anonymat. (…) [Abiy Ahmed] croit qu’il peut changer l’Ethiopie à travers la construction de monuments modernes. Il pense qu’on peut changer la mentalité d’une population en changeant son environnement physique. En vérité, vivre à Addis-Abeba est devenu plus cher à cause de ses projets. »

Source : Le Monde

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