Dix ans après la révolution, la Tunisie se trouve dans une impasse

Tract – Rupture entre le chef du gouvernement et le président, conflits parlementaires et montée du populisme, dans un contexte de crise sanitaire et économique… En cet anniversaire du soulèvement tunisien, les politiques se retrouvent face à la colère de la rue, qui demande des comptes.

 

Des avenues barricadées, à commencer par l’artère la plus emblématique de Tunis (l’avenue Bourguiba), des boutiques fermées, des murs d’uniformes à chaque coin de rue… Et en levant la tête, comme au-dessus de l’avenue Mohammed V d’où s’élancent les manifestants, un drone et même des policiers armés, perchés sur les toits des bâtiments. C’est devenu le quotidien depuis la mi-janvier : chaque manifestation est étroitement quadrillée par les forces sécuritaires en Tunisie, parfois violemment réprimée, faisant craindre à nombre de citoyens les prémices d’un retour à l’État policier, la marque de fabrique de la dictature de Zinedine Ben Ali, despote déchu il y a dix ans.

 

Samedi 6 février, à l’heure de l’anniversaire de la mort de l’opposant de gauche Chokri Belaïd, assassiné en 2013, les centaines de manifestants, qui ont défilé dans la capitale tunisienne pour demander justice, n’ont pas échappé à cet arsenal sécuritaire. « Tout Tunisien a le droit de manifester, ça fait mal au cœur que cette avenue si symbolique soit aussi surveillée aujourd’hui », déplorait le militant Sadok Ben Mhenni, père de la blogueuse Lina Ben Mhenni, voix iconique de la révolution décédée en janvier 2020. Tout en saluant l’esprit de résistance de la rue : « Au moins, nous avons pu venir jusqu’ici et nous exprimer. »

Chaque manifestation est aujourd'hui étroitement quadrillée par les forces sécuritaires en Tunisie, parfois même violemment réprimée, faisant craindre à nombre de citoyens les prémices d’un retour à l’État policier. © Lilia BlaiseChaque manifestation est aujourd’hui étroitement quadrillée par les forces sécuritaires en Tunisie, parfois même violemment réprimée, faisant craindre à nombre de citoyens les prémices d’un retour à l’État policier. © Lilia Blaise
 

En ce dixième anniversaire du soulèvement de l’hiver 2010-2011, qui survient en pleine deuxième vague de la pandémie de Covid-19, la jeunesse est en première ligne, comme chaque semaine. Ses slogans dénoncent principalement l’échec des politiques et appellent à la libération immédiate des centaines de jeunes arrêtés en marge des récentes manifestations à travers le pays. Ils sont près de 1 600 selon les ONG, pour la plupart issus de quartiers défavorisés, à avoir été jetés en prison. Seule une minorité a été libérée à ce jour. 

Historiquement, depuis 1978 et la grève générale de grande ampleur décrétée par la centrale syndicale à l’époque, le mois de janvier est tendu en Tunisie. Mais cette année, les manifestations prennent une tout autre dimension du fait du bourbier politique, économique et social dans lequel le pays se trouve englué, accentuant les tensions entre la classe politique et la société.

Au même moment, la jeunesse est aussi brimée sur d’autres plans. Trois jeunes ont été condamnés à trente ans de prison dans la ville du Kef au nord-ouest de la Tunisie pour avoir fumé un joint alors qu’en 2017, la loi sur les stupéfiants avait justement été assouplie pour éviter les mises en détention abusives qui concernaient près de 20 % de la population carcérale. Samedi 6 février, de nombreux jeunes manifestaient aussi contre cette injustice, cela fait des années que certains appellent à la réforme de la loi 52 sur les drogues.

« Il y a un ras-le-bol palpable de tout le monde, parce que contrairement aux autres années, nous avons vraiment l’impression que nous sommes dans l’impasse sur le plan économique et social avant même de parler de politique. Et c’est cette problématique qui touche le plus les classes populaires en colère, qui étaient les premières à se révolter mi-janvier », explique le militant de gauche Ghassen Ben Khelifa, l’un des coordinateurs de la campagne nationale de soutien aux luttes sociales, qui a publié un manifeste appelant urgemment à des réformes économiques et de justice sociale.

Ces revendications sociales et pour plus de libertés rappellent celles d’il y a dix ans, et renvoient les politiques au très mauvais bilan économique du pays, qui peine à amorcer une relance. Les chiffres donnent le vertige. La saison touristique risque une deuxième année moribonde faute de l’arrivée à temps du vaccin. Près de 39 % des petites et moyennes entreprises ont fermé et le taux de croissance ne dépasse pas les 2 % depuis 2011 (alors que les différents gouvernements misaient sur un minimum de 3 %).

« Les révolutions ne se font jamais en cascade, mais les raisons qui ont conduit à celle de l’hiver 2010-2011 sont toujours là. Il faut ajouter la frustration de ne pas avoir vu le changement se réaliser, constate la politologue Khadija Mohsen-Finan qui vient de publier Tunisie, l’apprentissage de la démocratie, 2011-2021 (Éditions Nouveau Monde). On a le sentiment que, pour les gouvernements qui se sont succédé, la révolution et le changement consistaient à se débarrasser de Ben Ali et à ne pas aller plus loin. L’urgence est allée au remboursement de la dette, alors qu’il fallait commencer par réduire les inégalités régionales, sociales. »

Invitée de notre émission Maghreb express, l’enseignante et chercheuse à l’université de Paris 1, qui partage son temps entre la France et la Tunisie, pointe l’absence de vision de la classe politique : « La démocratie tunisienne balbutiante est fragilisée d’une part par la non-réponse sociale à des questions structurelles et, d’autre part, par un personnel politique qui manquait d’expérience, de vision, qui n’a pas profité des politiques de rapprochement entre des factions politiques porteuses de projets politiques différents pour construire un projet avec une portée sociale. Les Tunisiens ne veulent plus entendre parler de cette démocratie qui ne les nourrit pas, qui ne paie pas leurs factures. Ils veulent du changement et tout de suite. Il leur a été promis il y a dix ans et il n’a pas été fait. »

« On s’est débarrassés de Ben Ali, mais on a reconduit les mêmes politiques d’austérité, d’ajustement structurel, de privatisation, de priorité absolue donnée à la baisse de la dette publique. Il n’y a pas eu de politiques d’intégration sociale, de développement notamment des régions et quartiers déshérités », abonde la politologue Olfa Lamloum, directrice du bureau tunisien de International Alert, une ONG qui soutient le processus de transition démocratique en promouvant l’inclusion des groupes exclus et marginalisés.

La jeunesse, qui constitue près de la moitié de la population tunisienne, est la première à payer les conséquences de la crise. « Le bilan du nouveau président, on ne le voit pas, constate Olfa Lamloum. La Tunisie continue de connaître des pics très importants de tentatives d’émigration irrégulière des jeunes. On a conduit une enquête et posé la question aux jeunes de Kasserine : “Quel est le meilleur moyen d’améliorer la vie des jeunes ?” 35 % nous ont répondu : “Une autre révolution.” La forme centrale de participation politique de la jeunesse aujourd’hui est la protestation. »

En 2017, Olfa Lamloum a réalisé avec Michel Tabet un documentaire, Voices from Kasserine (« Voix de Kasserine »), qui éclaire le désarroi des habitants de ce gouvernorat, une région abandonnée frontalière de l’Algérie, qui fut l’un des fiefs de la révolution de janvier 2011. Quatre ans plus tard, le tandem signe un nouveau documentaire Sentir ce qui se passe, une plongée qui tombe à-propos dans deux quartiers populaires du Grand-Tunis, Douar Hicher et Ettadhamen, et qui montre combien la jeunesse est aujourd’hui sacrifiée.

« Les jeunes sont au premier rang de la contestation parce qu’ils sont les grands perdants des dynamiques politiques à l’œuvre depuis une décennie, renchérit l’anthropologue Kerim Bouzouita. C’est eux qui subissent de plein fouet l’inversion des courbes de la croissance, de l’emploi et du pouvoir d’achat. Leur avenir est moins prometteur que celui des générations précédentes. »

Pour comprendre l’impasse actuelle en Tunisie, il faut retracer dix ans d’instabilité politique. Malgré sa transition démocratique amorcée depuis 2011 et d’indéniables avancées, malgré ses scrutins législatifs, présidentiels et municipaux de la dernière décennie, la Tunisie se retrouve face à un casse-tête politique.

Très hétérogène, le parlement est devenu le théâtre de conflits permanents entre les députés dont les altercations deviennent souvent caricaturales et virales sur les réseaux sociaux. Dernièrement, l’ancienne candidate à la présidentielle Abir Moussi, cheffe de file du Parti destourien libre, anti-islamiste et symbole de l’ancien régime, a perturbé avec un mégaphone toute une séance plénière jusqu’à ce que celle-ci soit levée. Une autre fois, ce sont des députés de la coalition conservatrice et religieuse Al Karama qui n’ont pas hésité à en venir aux mains avec d’autres députés du parti Attayar, de tendance sociale-démocrate.

À ces empoignades s’ajoute la contestation permanente par ses opposants du président du parlement Rached Ghannouchi, mis en cause dans son rôle et sa gestion. Ce leader du parti islamiste Ennahda depuis plus de vingt ans est considéré comme une figure trop clivante pour rassembler les différentes tendances idéologiques présentes au sein de l’hémicycle tunisien.

« Il a commis des erreurs et des maladresses dès le début de sa présidence en s’impliquant dans des problématiques de politique étrangère comme la Libye et la Turquie, analyse Mourad Zghidi, journaliste et chroniqueur dans une émission télévisée. Il a aussi été particulièrement maladroit dans ses rapports avec les députés. Son côté extrêmement clivant autour de sa personnalité et de son histoire fait plus de mal à Ennahda que de bien. Le parti perd de sa popularité, et devient la principale cible du mécontentement  de la population. »

Majoritaire en 2011, le parti Ennahda est de plus en plus isolé sur la scène politique. Il vit aussi une crise en interne avec les guerres de succession autour de Rached Ghannouchi et la remise en question de certaines prises de position du parti par quelques membres, désormais démissionnaires.

Face à cette cacophonie parlementaire, le pouvoir exécutif n’est pas en reste. Après treize gouvernements successifs, le chef du gouvernement actuel, Hichem Mechichi, a obtenu du parlement le vote de confiance pour son remaniement de onze ministères le 26 janvier dernier, alors que des jeunes, juste à côté de l’assemblée, réclamaient sa chute.

Aujourd’hui, le président de la République Kaïs Saïed, qui l’avait nommé l’été dernier pour succéder à Elyes Fakhfakh, refuse de faire prêter serment aux ministres, un passage obligatoire avant leur prise de fonction. Le chef d’État estime que certains ministres sont soupçonnés de corruption et de conflits d’intérêts et que leur nomination est donc contraire à la constitution. L’ONG I-Watch, qui œuvre pour la transparence, avait révélé dans une enquête qu’au moins trois ministres proposés seraient impliqués dans des affaires de corruption.

 

« La crise politique que traverse la Tunisie devient de plus en plus profonde parce que je refuse d’accepter les ministres choisis par le parlement qui sont accusés de corruption. Pour moi, ceux qui déçoivent le peuple et qui essayent de le duper, doivent assumer leur responsabilité », a-t-il redit le 3 février après un entretien avec le leader de la centrale syndicale l’UGTT qui, peu après, s’est rangé de son côté et a appelé au désistement des ministres en question.

Aujourd’hui, même si certains députés espèrent un compromis en remplaçant ces nouveaux arrivants, la guerre entre les deux têtes de l’exécutif continue. Le chef du gouvernement Hichem Mechichi consulte même le tribunal administratif pour trancher sur ce blocage. Ses problèmes avec Kaïs Saïed remontent à la constitution de son premier gouvernement lorsqu’il a refusé d’approuver certains ministres choisis par la présidence.

Ironie du sort, son prédécesseur, Elyes Fakhfakh, avait été poussé à la démission par la coalition Ennahda-Qalb Tounes (le parti de l’homme d’affaires Nabil Karoui, lui-même actuellement en prison pour soupçon de blanchiment d’argent) sur fond d’une affaire de conflits d’intérêts. La politique tunisienne est gangrénée depuis quelques années par ce jeu permanent de pressions et d’alliances sur fond de chantage et de dossiers de corruption.

Conscient de la nécessité d’un soutien partisan pour gagner le parlement, Mechichi s’est rapproché des partis politiques pour avoir plus de marge de manœuvre et limoger dès octobre, puis en janvier, les deux ministres imposés par la présidence, le ministre de la culture et celui de l’intérieur. « C’est un geste très fort de la présidence aujourd’hui de rejeter la prestation de serment des ministres mais c’est aussi compréhensible. Le chef du gouvernement avait été choisi par Kaïs Saïed et il s’est retourné contre lui alors qu’il n’a pas de légitimité, ni électorale, ni partisane », analyse le journaliste Mourad Zghidi.

À mesure que ces tensions et querelles aggravent l’impasse, la colère de la rue gronde, un phénomène que les politiques ne doivent pas sous-estimer et évacuer par une réponse sécuritaire selon l’anthropologue Kerim Bouzouita : « C’est tout l’archaïsme de l’État, sa relation verticale avec les citoyens, la tentation sécuritaire dont il a fait preuve durant les dernières semaines qui expliquent également la grogne et l’insoumission galopante des jeunes. Quand l’État a pour seule réponse la violence en uniforme, ce n’est pas une démonstration de force mais de faiblesse qu’il fait. »

Même depuis l’étranger, on s’alarme. Dans une tribune publiée en France dans le journal Le Monde, des personnalités, originaires de dix-neuf pays du Maghreb et d’Europe, condamnent « la répression aveugle et les vagues d’arrestations » à travers le pays. « Ces jeunes qui subissent une paupérisation croissante ne font que réclamer ce qui, il y a dix ans, a donné lieu à la “révolution pour la dignité”, à savoir leur droit au travail, à la liberté, à la justice et à l’égalité. »

Tract (Avec Mediapart, par Lilia Blaise et Rachida El Azzouzi )

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