Guerre des nerfs en Ukraine, sous la menace russe

Les Ukrainiens, en conflit avec Moscou depuis 2014, observent avec un certain étonnement la poussée de fièvre. Sans vraiment croire à une invasion, dirigeants et habitants de Kiev se disent prêts à résister.


Capitale d’un pays qui vit depuis huit ans sous l’épée de Damoclès du Kremlin, Kiev n’est pas une ville en état de siège : les étagères des magasins sont fournies, les cafés sont ouverts, les stations-service approvisionnées et les mesures de sécurité invisibles. Loin du front, c’est plutôt une guerre des nerfs qui s’y livre, alimentée en premier lieu par la pression militaire des troupes russes massées depuis trois mois sur la frontière orientale de l’Ukraine, mais aussi par la tension russo-américaine et les déclarations occidentales parfois contradictoires sur le sujet.

Les Ukrainiens l’ont bien compris : la confrontation actuelle entre les Etats-Unis et leurs alliés d’un côté et la Russie de l’autre dépasse largement leur propre sort, même s’ils sont les premiers concernés. Ils regardent avec un certain étonnement cette soudaine montée de fièvre géopolitique à leur sujet, comme si l’Occident découvrait une guerre qui, pour eux, a commencé lorsque Moscou a annexé la Crimée et envahi une partie du Donbass, en s’appuyant sur des milices locales prorusses. « Le conflit armé dure depuis 2014 et les attaques hybrides depuis 1991 », lorsque l’Ukraine a déclaré son indépendance de l’Union soviétique, rappelle un haut responsable de la défense à qui l’on demande s’il observe une hausse des attaques hybrides.

Sur la base d’entretiens avec une douzaine de responsables et d’élus organisés à Kiev par le centre de recherche German Marshall Fund of the United States, auxquels notre édition a participé, le scénario d’une invasion russe à grande échelle apparaît, dans l’immédiat, comme le moins plausible. Dans un récent sondage de l’Institut international de sociologie de Kiev, un tiers des Ukrainiens se disent prêts à prendre les armes pour résister à une intervention russe, auxquels s’ajoutent 22 % de volontaires pour une résistance civile : le coût humain d’une telle offensive serait donc trop élevé pour Moscou.

On s’attend davantage à court terme à une intensification des opérations de déstabilisation, de désinformation et de cyberattaques, tandis que s’accentue la pression militaire sur les frontières de l’Ukraine ; ces opérations sont déjà en cours, comme en témoignent l’attaque de sites informatiques du gouvernement, le 14 janvier, ou les messages anonymes d’alerte à la bombe qui ont vidé les écoles de Kiev, le 21 janvier. « On est partis pour un marathon, pas pour un sprint », prédit un diplomate européen sur place.

« Les gens sont un peu désorientés »

Une autre hypothèse envisagée est celle d’une nouvelle opération localisée dans l’est de l’Ukraine. « Si la Russie choisit l’escalade, évidemment elle va le faire dans des territoires où, historiquement, les gens ont des liens familiaux avec la Russie », a averti, vendredi 21 janvier, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, dans un entretien au Washington Post. Ainsi, « Kharkiv pourrait être occupée », sous prétexte de « protéger la population russophone », a-t-il dit, tout en soulignant qu’une telle opération dans une ville de plus d’un million d’habitants provoquerait inévitablement une « guerre à grande échelle ».

Kharkiv est présentée dans les conversations à Kiev comme typique de l’évolution de l’état d’esprit du pays depuis 2014 : majoritairement russophone, la population s’y sent plus ukrainienne que jamais en raison de l’intervention russe dans les régions voisines de Donetsk et Louhansk. Plus on vit près des territoires occupés dans le Donbass, où le développement économique s’est arrêté, moins la perspective de vivre sous contrôle russe présente d’attrait.

Mais ce qui a été retenu de cette interview est : « Kharkiv pourrait être occupée. » Ce type de prédictions de la part d’un président qui, dans un discours quelques jours plus tôt, recommandait à ses concitoyens de « respirer profondément et rester calmes » et, accessoirement, de ne pas retirer d’argent des banques, contribue à la confusion des esprits, même dans une ville habituée à la guerre psychologique – tout comme la phrase du président américain, Joe Biden, insinuant qu’une « incursion mineure » de l’armée russe en Ukraine n’entraînerait pas de sanctions.

Ce lapsus, rectifié par la suite, a suscité un tweet réprobateur de M. Zelensky, qui a souhaité « rappeler aux grandes puissances qu’il n’y a ni incursions mineures ni petites nations, de même qu’il n’y a ni pertes mineures ni petite douleur pour ceux qui perdent leurs proches ». Et voilà le président ukrainien qui croise le fer avec son principal protecteur… « Les gens sont un peu désorientés », résume Alyona Getmanchuk, qui dirige le cercle de réflexion New Europe Center, à Kiev.

C’est que le pouvoir ukrainien doit jouer sur plusieurs tableaux : maintenir un bon niveau de mobilisation au sein d’une population lasse de cette constante menace, sans pour autant laisser la panique s’installer. Le cours de la monnaie nationale a déjà commencé à baisser face au dollar ; ce climat, dissuasif pour les investissements, affaiblit l’économie. Le tout dans un environnement de politique intérieure toujours très mouvant, avec l’ex-président Petro Porochenko accusé de trahison et bien décidé à se battre, tout en plaidant l’impératif d’unité nationale devant ses interlocuteurs étrangers.

« Donnez-nous des armes »

Trois facteurs rendent cependant les autorités à Kiev plus confiantes qu’en 2014 : une société plus unie et pro-européenne, des forces armées mieux entraînées et mieux équipées, et un soutien plus important des pays occidentaux. Sur ce dernier point, la palme revient sans conteste aux Britanniques, salués en héros pour avoir organisé plusieurs vols, la semaine du 17 janvier, afin de livrer du matériel militaire à l’armée ukrainienne (en contournant ostensiblement l’espace aérien allemand, comme pour accréditer l’idée que l’autorisation leur aurait été refusée) ; un article historico-politique signé du secrétaire britannique à la défense, Ben Wallace, cinglante réponse à la vision de Vladimir Poutine des relations russo-ukrainiennes, a par ailleurs été largement diffusé dans le pays. Il n’est pas sûr que la dernière révélation de Londres, très avare en détail, sur un projet russe d’installer une marionnette au pouvoir à Kiev ait autant convaincu…

Le pouvoir à Kiev attend beaucoup du débat dans les pays européens sur les livraisons d’armes, dont l’Ukraine reste très demandeuse. « Nous savons que c’est à nous de nous battre, mais donnez-nous des armes », plaide-t-on au ministère de la défense. « On est très satisfaits du flux, mais il nous en faut plus », renchérit la présidence ukrainienne.

Les pays baltes, la Pologne et quelques autres ont déjà répondu présent. D’autres pays le font aussi, plus discrètement. Les regards se tournent naturellement vers Berlin, où la question est politiquement très sensible et dont l’ambivalence sur la question du gazoduc russe Nord Stream 2 reste un sujet de profonde incompréhension à Kiev. Emine Djeppar, numéro deux du ministère des affaires étrangères, reproche à l’Allemagne « un double langage : d’un côté, elle reconnaît que oui la Russie est l’agresseur et que son appétit ne fait que croître ; de l’autre, elle nourrit elle-même cet appétit avec Nord Stream 2 ».

Un autre sujet d’incompréhension est largement partagé à Kiev : pourquoi les Occidentaux attendent-ils une invasion pour prendre des sanctions contre la Russie ? « Quand quelqu’un menace de tuer quelqu’un d’autre, vous n’attendez pas qu’il l’ait fait pour agir, non ? », s’étonne le chef du conseil national de défense et de sécurité, Oleksiy Danilov, ancien maire de Louhansk aujourd’hui occupée. En attendant, assure-t-il avec une moue de défi, « on est prêts. A 100 % ». Dimanche soir, les Etats-Unis ont, eux, demandé aux familles de ses diplomates de quitter le pays « en raison de la menace persistante d’une opération militaire russe ».

Source: Le Monde

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