Assassinat d'Ali Boumendjel : Paris reconnaît, Alger ne réagit pas

On attend toujours la réaction officielle d'Alger à la reconnaissance par Paris de l’assassinat du militant nationaliste Ali Boumendjel. 

L'Histoire semble lancer des signaux tragiques avec certaines coïncidences de dates. Comme le rappelle l'historienne Malika Rahal, du CNRS, autrice d'une imposante biographie sur Ali Boumendjel, « le 2 mars, jour de cette reconnaissance, était le jour de l'anniversaire de Malika Boumendjel, qui attendait ce geste. C'était une femme chic et drôle qui n'abandonnait jamais, et qui avait donné plein de temps à cette reconnaissance puisqu'elle a vécu jusqu'à 102 ans… Elle est décédée en août 2020, et n'y aura donc pas assisté. » En ce 2 mars, le président Emmanuel Macron a reçu au palais de l'Élysée quatre des petits-enfants d'Ali Boumendjel « pour leur dire, au nom de la France, ce que Malika Boumendjel aurait voulu entendre : Ali Boumendjel ne s'est pas suicidé. Il a été torturé, puis assassiné », selon le communiqué de la présidence française. 

Gestes symboliques et mobilisations citoyennes

Une reconnaissance faite à partir de l'une des recommandations du rapport de Benjamin Stora sur la mémoire de la guerre d'Algérie et de la colonisation, remis à Emmanuel Macron le 20 janvier. « Cela relève aussi de l'histoire personnelle pour moi. J'étais un ami de Samy [un des fils d'Ali Boumendjel] », a déclaré à El Watan l'historien Benjamin Stora. « C'est une promesse que j'ai faite à la famille, il y a deux ans. Il faut prendre la mesure de chaque pas accompli et en proposer d'autres. Un geste succède à un geste », a-t-il ajouté. Pour l'historien, « les gestes symboliques ne peuvent avoir de portée que s'ils sont appuyés de mobilisations citoyennes, sur chacune des questions, les archives, les essais nucléaires, les disparus. […] Je pense qu'il faut articuler les décisions des États avec les mouvements des sociétés. C'est cela surtout ma préoccupation. »

Réagissant à son rapport au lendemain de sa remise à Emmanuel Macron, la nièce de l'intellectuel et militant nationaliste Ali Boumendjel, la professeure de médecine très engagée dans le combat féministe en Algérie Fadéla Boumendjel-Chitour, avait déclaré à l'AFP que « les responsables politiques français ne mesurent pas à quel point des familles entières ont été dévastées par les mensonges d'État », désirant que la France reconnaisse enfin que « le colonialisme est une atteinte à la dignité humaine au même titre que la Shoah et l'esclavage ». « Mais pourquoi le singulariser ? Il faut la vérité pour tous. Célèbres ou anonymes. Pourquoi ne pas célébrer le martyr inconnu ? » s'était demandé la nièce de Boumendjel. « Ce sont aujourd'hui probablement des dizaines de milliers de familles algériennes, la collecte des témoignages par le site 1000autres.org le montre, dont la quête de vérité et de justice, même symbolique, reste vive. Toutes attendent et méritent à l'évidence ce que le président français a dit aux familles Audin et Boumendjel : la vérité », explique au Point Afrique l'historien Fabrice Riceputi, fondateur et coanimateur, avec Malika Rahal, du site 1000autres.org, autour des disparus de la « bataille d'Alger ».  

« Reconnaissances individuelles, saupoudrées »

« Il n'est pas question de remettre en cause le bien-fondé de la reconnaissance officielle par l'Élysée du crime commis en mars 1957 par l'armée française sur la personne d'Ali Boumendjel. Pas plus que de celle concernant Maurice Audin, qui fut exprimée par l'Élysée en 2018 », relance Fabrice Riceputi. « Cela dit, on ne peut que remarquer que la déclaration Audin de l'Élysée, en septembre 2018, reconnaissait que Maurice Audin avait été victime d'un “système de terreur”. Ceci est tout aussi vrai pour Ali Boumendjel, mais n'est plus dit dans la déclaration faite [le 2 mars]. C'est regrettable. Est-ce parce qu'il était un “Français musulman”, membre du FLN ? De plus, on ne peut que s'interroger sur ce qui est réellement visé par cette politique mémorielle qui agit par reconnaissances individuelles, saupoudrées, au cas par cas, même si ces cas paraissent emblématiques. » « En réalité, il me semble que l'État français tente toujours d'éviter de reconnaître ce qui devra pourtant bien l'être un jour : la responsabilité première et essentielle de la France dans toutes les souffrances de la guerre d'Algérie, celle des Algériens, mais aussi celles des pieds-noirs, des harkis, des militaires. Toutes découlent de l'instauration d'un système de domination inique et contraire aux valeurs proclamées par la France : la colonisation, qui a duré 132 ans en Algérie. Cette vérité, la France se la doit d'abord à elle-même », ajoute Fabrice Riceputi.

Comme le rappelle aussi Malika Rahal, le 3 ou 4 mars 1957 est la date de l'assassinat, maquillé en suicide là aussi, par les paras du général Paul Aussaresses de Larbi Ben M'hidi, un des fondateurs du FLN et colonel de l'Armée de libération nationale. Le gouvernement français avait ouvert l'accès à une centaine de dossiers d'archives sur les disparus de la guerre d'Algérie en avril 2020. Ces dossiers ont été établis par la « commission de sauvegarde des droits et libertés individuels », créée en mai 1957 par le président du Conseil Guy Mollet et qui avait pour mission d'enquêter sur la réalité de la répression militaire et sur l'existence de tortures et de disparitions durant la « bataille d'Alger » (janvier-septembre 1957).

La création de cette commission, à l'époque, avait été motivée par justement les morts suspectes de Ben M'hidi et de Boumendjel et par la mobilisation de personnalités françaises, comme Vercors qui rend sa Légion d'honneur ou le général Pâris de la Bollardière, le militaire le plus décoré de France pour faits de guerre et de résistance, qui demande à être relevé de son commandement plutôt que d'appliquer les ordres de son supérieur, le général Massu, patron des paras à Alger. 

« Un acte symbolique courageux », selon Samir Bouakouir

« La reconnaissance par la France, à travers la voix officielle du président Macron, de l'assassinat par l'armée française d'une des figures du nationalisme, Ali Boumendjel, après celle de la disparition de Maurice Audin, est un geste à saluer et qui en appelle d'autres, notamment la reconnaissance aussi de l'assassinat de l'un des fondateurs du FLN historique, Larbi Ben M'hidi », a appelé Samir Bouakouir, cadre dirigeant du Front des forces socialistes (FFS, plus ancien parti d'opposition). L'homme politique, un des rares à réagir publiquement face au silence de la classe politique et des officiels à Alger – notamment du conseiller à l'histoire à la présidence, Abdelmadjid Chikhi –, précise que, « contrairement à la réaction de ceux qui, en Algérie, ont transformé l'idéal de la révolution de Novembre [1954] en un “fonds de commerce” et une rente politique de situation, il s'agit là d'un acte symbolique courageux de la part d'Emmanuel Macron, surtout quand on mesure la puissance des mouvements d'extrême droite et identitaires et leur capacité à influencer de larges franges de la société française et au-delà ». 

« Irresponsable ! » réplique Marine Le Pen

Pour rappel, le présidente du Rassemblement national, Marine Le Pen, a tweeté hier mercredi en réagissant à l'annonce élyséenne : « Le fait de pointer directement la responsabilité de l'armée française comme le fait le président est irresponsable au moment où celle-ci est parfois violemment contestée par certaines populations locales dans son intervention au Sahel. C'est mettre nos soldats en danger. »

« On n'a pas la liste de nos martyrs »

Lors de sa récente rencontre avec les médias, lundi 1er mars, la président algérien Abdelmadjid Tebboune a évoqué l'existence en France de « puissants lobbys », dont l'un « impliquant des voisins [visant le Maroc] qui s'emploie à parasiter les relations entre les deux pays et un autre représentant ceux qui ont perdu leur paradis [l'Algérie], ce qui leur reste en travers de la gorge ». Le président français, a-t-il poursuivi, « est au courant du puissant lobby qui cherche à saper les relations entre les deux pays ». M. Tebboune a également assuré que sa relation « cordiale » avec son homologue français a permis d'« atténuer une certaine crispation dans les positions », tout en affirmant que « les bonnes relations de l'Algérie ne sauraient être au détriment de l'Histoire ou de la mémoire », alors qu'on s'approche d'une autre date symbolique, celle du 19 mars, date de la signature des accords d'Évian qui ont mis fin à la guerre d'Algérie, célébrée en France, depuis 2021 comme Journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d'Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc, et en Algérie en tant que Fête de la victoire.  

Recadrage

Sur les colonnes d'El Watan, ce jeudi 4 mars, l'historien Fouad Soufi a voulu recadrer le débat côté algérien : « Maintenant, c'est à nous de faire le travail. Ce n'est pas aux Français de dire “nous avons tué”. C'est à nous d'établir qu'ils ont tué et dans quelles conditions ils ont commis ces crimes. Cela fait presque soixante ans que nous sommes indépendants et on n'a pas la liste de nos martyrs. Cela doit être fait dans chaque village, dans chaque ville. C'est à nous qu'il incombe d'accomplir ce travail. On ne doit pas attendre que les Français le fassent. Et on ne peut pas se contenter continuellement de réagir, il faut agir. »

Source : le point

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