Coup de tonnerre pour la jeune démocratie tunisienne. Le bras de fer en cours depuis six mois entre le chef du Parlement Rached Ghannouchi - aussi chef de file du principal parti au pouvoir, Ennahdha - et le président Kais Saied, a pris une tournure inattendue dimanche soir. La fin d'une paralysie du gouvernement tunisien et d'une désorganisation des pouvoirs publics.
Les faits
Le président tunisien Kais Saied a décidé de geler les travaux du Parlement pour 30 jours et de s'octroyer le pouvoir exécutif, à l'issue d'une journée de manifestations visant notamment Ennahdha. Des klaxons ont retenti dans les rues de Tunis peu après cette annonce.
"Selon la Constitution, j'ai pris des décisions que nécessite la situation afin de sauver la Tunisie, l'Etat et le peuple tunisien", a déclaré Kais Saied à l'issue d'une réunion d'urgence au Palais de Carthage avec des responsables des forces de sécurité. "Nous traversons les moments les plus délicats de l'histoire de la Tunisie", a ajouté le chef de l'Etat. "Ce n'est ni une suspension de la Constitution ni une sortie de la légitimité constitutionnelle, nous travaillons dans le cadre de la loi", a-t-il assuré, précisant que ces décisions seraient publiées sous forme de décret. Dans un communiqué publié sur Facebook, la présidence a ensuite précisé que le gel du Parlement était en vigueur pour 30 jours.
De son côté, Ennahdha a fustigé "un coup d'Etat contre la révolution et contre la Constitution", dans un communiqué publié sur sa page Facebook. La formation islamiste a souligné que ses "partisans (...) ainsi que le peuple tunisien défendront la révolution".
Cette annonce fait suite à des manifestations dans de nombreuses villes du pays dimanche, en dépit d'un important déploiement policier pour limiter les déplacements. Les milliers de protestataires ont notamment réclamé la "dissolution du Parlement" et ont crié des slogans hostiles à Ennahdha et au Premier ministre Mechichi qu'elle soutient. "Changement de régime", était-il également inscrit sur des pancartes. Des locaux et symboles d'Ennahdha ont été pris pour cible. Des appels à manifester le 25 juillet, jour de la fête de la République, circulaient depuis plusieurs jours sur Facebook, émanant de groupes non identifiés. Ils réclamaient entre autres un changement de Constitution et une période transitoire laissant une large place à l'armée, tout en maintenant le président Saied à la tête de l'Etat.
Ce lundi matin, le président du Parlement tunisien, Rached Ghannouchi, observait un sit-in devant la chambre à Tunis, après avoir été empêché d'y accéder par des forces militaires. Quelques centaines de partisans du président tunisien Kais Saied rassemblés devant le Parlement lançaient des slogans hostiles au parti d'inspiration islamiste Ennahdha. Ils empêchaient également des partisans de ce mouvement de s'approcher de l'Assemblée. Les deux camps ont échangé des jets de pierres et de bouteilles.
Pourquoi c'est important
Kais Saied, qui prônait pendant sa campagne électorale une révolution par le droit et un changement radical de régime, a annoncé qu'il démettait de ses fonctions le chef du gouvernement Hichem Mechichi. Le président de la République "se chargera du pouvoir exécutif avec l'aide d'un gouvernement dont le président sera désigné par le chef de l'Etat", a-t-il ajouté.
"La Constitution ne permet pas la dissolution du Parlement mais elle permet le gel de ses activités", a déclaré Kais Saied, s'appuyant sur l'article 80 qui permet ce type de mesure en cas de "péril imminent". Le président a en outre annoncé lever l'immunité parlementaire des députés et promis de poursuivre les personnes impliquées dans des affaires judiciaires.
Le contexte
La révolution de 2011 a chassé du pouvoir l'autocrate Zine el Abidine Ben Ali, mettant la Tunisie sur la voie d'une démocratisation qu'elle a continué à suivre depuis, en dépit des défis sociaux et sécuritaires. Mais depuis l'arrivée au pouvoir en 2019 d'une Assemblée fragmentée et d'un président farouchement indépendant des partis, élu sur fond de ras-le-bol envers la classe politique au pouvoir depuis 2011, le pays s'est enfoncé dans des crises politiques particulièrement insolubles.
L'opinion publique tunisienne est exaspérée par les conflits entre partis au sein d'un Parlement balkanisé, d'autant que le pays, face à un mur de dettes, traverse une profonde crise économique, sociale, et depuis début juillet, sanitaire.
En Tunisie, beaucoup reprochent aussi au gouvernement son manque d'anticipation et de coordination face à la crise sanitaire, laissant le pays à court d'oxygène. Avec ses près de 18 000 morts pour 12 millions d'habitants, la Tunisie a l'un des pires taux de mortalité officiels au monde dans cette pandémie.