Entre combats et pandémie, Jaafar Ben Ali, vendeur tunisien de couvertures, est resté un an sans s’approvisionner en Libye voisine. Mais avec l’apaisement du conflit et la réouverture des frontières, il espère une reprise des échanges qui font vivre le sud de la Tunisie.
« Maintenant que la guerre [en Libye] est finie et que les frontières ont rouvert, c’est beaucoup plus simple, je fais l’aller-retour sur la journée », souligne ce commerçant de Ben Guerdane, ville tunisienne frontalière et commerçante.
Couvertures bariolées ou rideaux chatoyants fabriqués en Turquie, électroménager et pneus chinois ou coréens : les souks de Ben Guerdane, à 200 kilomètres de la capitale libyenne Tripoli, sont connus pour leurs marchandises arrivant via l’ouest de la Libye.
Ce commerce irrigue les marchés tunisiens et fait vivre de nombreuses familles du sud du pays marginalisé et où les opportunités sont rares. S’il fonctionne en marge du cadre fiscal et douanier, il a longtemps été toléré par les autorités qui y voient un substitut au développement local.
Toute l’économie tunisienne est touchée
Mais depuis une spectaculaire attaque djihadiste lancée en 2016 contre la ville par des membres de la branche libyenne du groupe Etat islamique, les contrôles ont nettement augmenté, réduisant les échanges informels.
Côté libyen, l’offensive meurtrière du maréchal Khalifa Haftar sur Tripoli en avril 2019 et la reprise des combats jusqu’à mi-2020, y compris près de la frontière tunisienne, y ont mis un nouveau coup de frein.
A l’insécurité se sont ajoutées la pandémie et les conséquences « catastrophiques » de la fermeture des frontières pendant huit mois, souligne le maire de Ben Guerdane, Faathi Aaboud. « Les recettes de la ville ont été divisées par deux en 2020 », précise-t-il.
Et toute l’économie tunisienne est touchée : d’après la Commission économique et sociale pour l’Asie occidentale, une agence onusienne, la crise libyenne a coûté à la Tunisie 24 % de sa croissance économique entre 2011 et 2015.
Reconquérir des parts de marché en Libye
De fait, la reprise du dialogue politique en Libye, avec la désignation en mars d’un exécutif de transition qui doit conduire le pays vers des élections en décembre après une décennie de chaos, est accueillie avec soulagement chez les voisins tunisiens.
Les milieux d’affaires comptent bien reconquérir des parts de marché en Libye, où les produits turcs ou égyptiens ont largement remplacé les marchandises tunisiennes ces dernières années, parallèlement à l’influence locale grandissante de ces pays.
Fin mai, plusieurs centaines d’hommes d’affaires tunisiens se sont ainsi rendues à Tripoli avec leur premier ministre, Hichem Mechichi. Tunis a obtenu que Tripoli rouvre des lettres de crédit pour les produits arrivant par voie terrestre, via la Tunisie, alors qu’elles avaient été limitées ces deux dernières années aux importations maritimes, jouant en faveur de la Turquie.
Par ailleurs, les principales restrictions sanitaires à la frontière ont été levées en mai et les liaisons aériennes ont été relancées le même mois par Tunis Air, première compagnie étrangère à atterrir en Libye depuis sept ans. Une desserte maritime commerciale entre les deux pays est également en cours de discussions.
Définir une stratégie pour la Libye
« On avance sur la bonne voie, mais on espère que la situation reste stable en Libye », souligne Anis Jaziri, PDG du groupe tunisien Loukil et dirigeant du Conseil d’affaires tunisien pour l’Afrique, qui a organisé une série de forums économiques avec la Libye.
Mais la profonde crise politique que traverse la Tunisie affaiblit ces efforts, le pouvoir n’ayant pas « défini une stratégie Libye », souligne l’économiste Ezzedine Saïdane. A Ben Guardane, on s’inquiète notamment de la place réservée aux commerçants transfrontaliers.
« Si ces accords facilitent le travail de petites gens comme nous, c’est bien. Mais on a peur qu’il s’agisse surtout de gros contrats signés avec les grands groupes », souligne un commerçant, Abdelkadder Massaoudi.
Selon les marchands, la pandémie a renforcé les échanges informels via la mer, une concurrence contrôlée par des réseaux d’affaires implantés dans le Sahel, la région côtière où se concentre historiquement le pouvoir économique tunisien.
Quand les petits importateurs du sud ne pouvaient plus passer la frontière terrestre en camionnettes pour se fournir en Libye, des conteneurs complets ont continué à arriver de façon dissimulée via des ports comme celui de Msaken, plus au nord, selon eux.