Alors que les perspectives ouvertes en Algérie par la contestation du Hirak, en 2019, avaient entraîné un déclin sensible de l’émigration illégale vers l’Europe, celle-ci est relancée par l’impasse politique de la présidence Tebboune.
Les flux d’immigration illégale sont très sensibles aux évolutions politiques dans les pays d’origine, comme la « crise des réfugiés » vers l’UE l’a dramatiquement rappelé en 2015. L’Algérie représente à cet égard un cas d’étude particulièrement éclairant: la vague de contestation populaire du Hirak avait, en 2019, entraîné une baisse spectaculaire de l’émigration illégale des Algériens vers l’Europe, tant la jeunesse, jusque là privée de perspectives, croyait pouvoir trouver sa place dans un pays débarrassé de la présidence Bouteflika; cette tendance positive s’est inversée en 2020, lorsqu’Abdelmajid Tebboune, le bien mal élu chef de l’Etat, s’est entêté à rétablir le statu quo politique. Il n’en est que plus troublant que les pays européens ne prennent pas en compte cette variable politique dans leur stratégie de prévention de l’immigration illégale.
L’IMMENSE ESPOIR DU HIRAK
En janvier 2019, le ministre algérien de l’Intérieur, Noureddine Bedoui, en tournée d’inspection dans le port d’Alger, dénonce une « émigration suicidaire ». Les autorités s’avèrent alors incapables d’enrayer le phénomène des harragas, ces jeunes qui « brûlent » leurs papiers pour tenter la traversée vers l’Europe, souvent sur des embarcations de fortune. Mais un Algérois anonyme perturbe la tournée ministérielle en interpellant le ministre: « Le problème de l’émigration, c’est vous. Partez, s’il vous plaît ». Il ajoute, avec une rage froide: « On vous déteste, parce que vous nous avez fait trop souffrir ». Le mois suivant débute le Hirak, une vague de manifestations pacifistes qui, d’abord mobilisée avec succès pour la démission du président Bouteflika, en vient à contester le principe même de la sujétion du pouvoir civil à la hiérarchie militaire.
L’émigré clandestin est désormais présenté comme une victime emblématique de la brutalité et de la corruption du régime en place. Des protestataires demandent publiquement « pardon aux harragas de ne pas vous avoir défendus plus tôt ». A Oran, un cortège porte une embarcation, associée aux harragas, sous la banderole « réservé au pouvoir », comme si purger la hiérarchie du régime pouvait permettre aux candidats à l’émigration illégale de rester pour de bon chez eux. La dynamique positive née du Hirak, avec ses manifestations tous les vendredis durant plus d’une année, entraîne une chute substantielle du nombre de clandestins algériens. Mais le raidissement du régime s’accentue après l’élection du président Tebboune, en décembre 2019 (avec officiellement 58% des voix et 40% de participation). La pandémie de coronavirus, avec l’interdiction des rassemblements publics, depuis mars 2020, facilite la campagne de répression du Hirak.
UNE POLITIQUE FRANCAISE A CONTRE-COURANT
Le nombre d’Algériens repérés en Espagne, après leur arrivée illégale par la mer, a atteint en 2020 le chiffre record de 11450. Les départs depuis les côtes d’Oran et de Mostaganem, généralement vers le littoral d’Almeria et de Murcie, se doublent désormais d’un nouvel itinéraire vers les Baléares, malgré les risques encourus durant cette traversée sensiblement plus longue. Selon le journaliste Ignacio Cembrero, spécialiste de ces questions, il s’agit de véritables opérations coordonnées, menées avec des vaisseaux d’une douzaine de passagers, à une vitesse moyenne de 40 noeuds (soit 74 km/h). A la différence des Marocains entrés illégalement en Espagne, qui tendent à y demeurer, les clandestins algériens ne considèrent l’Espagne que comme une étape vers la France. Cette nouvelle pression migratoire a d’ailleurs conduit, au début de cette année, à la fermeture par la France de quinze points de passage avec l’Espagne. Le préfet des Pyrénées-Orientales a justifié cette décision en affirmant que « de trente à cinquante personnes sont interpellées chaque jour en situation irrégulière depuis novembre ».
Les autorités algériennes ont annoncé avoir arrêté, en 2020, « 8184 candidats à l’émigration clandestine via des embarcations de confection artisanale ». Les gardes-côtes et la gendarmerie démantèlent à intervalles réguliers des réseaux de passeurs dans les régions d’Oran et de Tipaza. Mais cette vigilance sécuritaire ne saurait endiguer ce qui est une vague de fond, elle-même conséquence directe de la répression de la vague contestataire. Un tel constat ne semble pas avoir été pris en compte dans le choix d’Emmanuel Macron d’apporter, en novembre dernier, un soutien appuyé au président Tebboune, dont il a loué le « courage », s’engageant à « faire tout ce qui est possible pour l’aider ». L’hospitalisation du chef de l’Etat algérien en Allemagne durant deux mois, puis un mois supplémentaire, du fait du coronavirus, n’a pas affecté le pari de l’Elysée sur un président pourtant aussi peu aux commandes. Les virulentes critiques de l’opposition et des médias algériens sur « l’ingérence » de la France n’ont pas non plus pesé.
Il est de bon ton de se piquer d’un supposé « réalisme » pour mieux balayer l’invocation des droits de l’homme et des libertés publiques, dont la situation s’est tellement dégradée en Algérie que Tebboune a dû annoncer des mesures de clémence, aussi arbitraires que les détentions ainsi annulées. Mais un réalisme authentique conduirait, au contraire, à prendre en considération le lien désormais avéré entre, d’une part, la répression de la contestation en Algérie et, d’autre part, la pression migratoire de ce pays vers l’Europe, et en particulier la France.
Source : le monde