Libye : qui est Abdel Hamid Dbeibah, élu Premier ministre ?

Une semaine après le lancement des pourparlers pour un nouvel exécutif intérimaire libyen, le nom d'Abdel Hamid Dbeibah, ingénieur et riche homme d'affaires de 61 ans, est celui qu'il faudra bien retenir. Vendredi 5 février, il a été élu Premier ministre par intérim de la Libye. Réputé proche de la Turquie et de la confrérie islamiste des Frères musulmans, il doit désormais conduire son pays vers des élections en fin d'année et surtout mettre fin à dix années de chaos. Mais le nouveau Premier ministre est loin de faire l'unanimité, notamment parce qu'il a occupé des fonctions importantes sous le régime de Mouammar Kadhafi tombé en 2011 après 42 ans au pouvoir. Il appartenait au premier cercle des hommes de confiance de l'ex-dictateur. Surtout, son cousin Ali Dbeibah, également homme d'affaires prospère, et lui ont fait l'objet d'enquêtes en Libye et ailleurs pour des malversations. Et ce cousin faisait partie du Forum ayant voté le nouvel exécutif.

Un homme d'affaires qui a prospéré sous Kadhafi

Abdel Hamid Dbeibah est né en 1959 à Misrata, dans l'ouest, une cité portuaire à 200 kilomètres à l'est de Tripoli, historiquement au carrefour des routes marchandes transsahariennes et du négoce maritime en Méditerranée. Sous le régime du dictateur Mouammar Kadhafi, chassé par une révolte populaire en 2011 après 42 ans au pouvoir, la troisième ville de Libye a connu un boum industriel et économique dont beaucoup de familles de notables locaux, y compris celle du nouveau Premier ministre, ont profité. Marié et père de six enfants, Abdel Hamid Dbeibah est titulaire d'un Masters en planification et techniques du bâtiment de l'université de Toronto, au Canada. Sa nomination comme Premier ministre par intérim a créé la surprise. Et pour cause, il a occupé plusieurs fonctions importantes sous le régime de Kadhafi, figurant dans le premier cercle des hommes de confiance de l'ancien dictateur. Il a notamment dirigé la Compagnie libyenne d'investissement et de développement (Lidco), une société étatique d'envergure. Il y a chapeauté en particulier des projets de construction, dont un millier de logements à Syrte, ville natale de Kadhafi, et un complexe administratif dans la province de Joufra. C'est dans le secteur du bâtiment qu'Abdel Hamid Dbeibah a fait fortune, devenant l'un des hommes d'affaires les plus prospères de Misrata, derrière son cousin Ali Dbeibah. Les deux hommes ont fait l'objet d'enquêtes en Libye et ailleurs pour des malversations.

Ali Dbeibah faisait également partie des 75 participants au Forum de dialogue politique – le processus lancé par l'ONU en novembre à Tunis et qui a élu vendredi le nouvel exécutif par intérim composé de quatre dirigeants, à savoir le Premier ministre et un Conseil présidentiel de trois membres. Abdel Hamid Dbeibah a aussi été chef de projets de l'autre géant des investissements libyens, l'Organisation pour le développement des centres administratifs (ODAC), chargé de moderniser les infrastructures libyennes et dirigé par Ali Dbeibah de 1989 à 2011. Considéré proche d'Ankara, qui a des intérêts économiques à Misrata et des Frères musulmans, il dirige une holding disposant de filiales partout dans le monde, y compris en Turquie.

Des premiers pas timides en politique

Après la révolution de 2011, Abdel Hamid Dbeibah fonde le parti Avenir de la Libye, faisant une entrée timide dans la politique. Le programme qu'il a présenté paraît ambitieux pour une période intérimaire d'à peine dix mois, censée sortir le pays de dix ans de chaos et l'acheminer vers des élections législatives et présidentielle en décembre. « Nous utiliserons l'éducation et la formation comme chemin vers la stabilité. Nous travaillerons pour que les organes de sécurité soient professionnels et que les armes soient sous le monopole de l'État. Il sera interdit de porter des armes en dehors des institutions de l'État », a-t-il déclaré mercredi lors d'une intervention par visioconférence devant le Forum réuni à Genève. Il veut créer un ministère pour la Réconciliation nationale, réduire l'écart des salaires des fonctionnaires, subdiviser le territoire en zones sécuritaires et résoudre « en six mois au plus » le problème des longues coupures d'électricité qu'endurent ses compatriotes depuis plusieurs années. Il promet aussi de faire revenir les gros investisseurs étrangers qui ont déserté le pays après 2011 et, pour les jeunes, créer des emplois qui ne sont pas « nécessairement dans l'armée ou la police ». « S'il parvient à accomplir tout cela en dix mois, je parie qu'il restera davantage que dix mois », ironise un internaute libyen sur Twitter.

 

La communauté internationale salue cette élection surprise

Pour l'instant, cette élection a été saluée dans le monde entier. Le secrétaire général des Nations unies Antonio Guterres y voit « une très bonne nouvelle dans notre quête de paix ». L'Allemagne, l'Italie, la France, les États-Unis et le Royaume-Uni ont toutefois souligné qu'un « long chemin » restait à parcourir. Avec cette élection, c'est une page transitoire qui se tourne : celle des accords de Skhirat, au Maroc, signés en 2015 sous l'égide de l'ONU, qui ont débouché sur la formation du Gouvernement d'union nationale (GNA, basé à Tripoli) et la désignation de son chef Fayez al-Sarraj. Mais il n'a jamais pu obtenir la confiance du Parlement, basé dans l'Est, ni imposer son autorité auprès des forces politiques et militaires du pays.

Le Conseil présidentiel intérimaire, composé de trois membres, a aussi été désigné vendredi. Le colistier d'Abdel Hamid Dbeibah, Mohammed Younes el-Menfi, un diplomate né en 1976 originaire de Tobrouk (est), a été élu président du Conseil. Il doit être épaulé par deux vice-présidents : Moussa al-Koni, un Touareg originaire du Sud, et Abdallah Hussein al-Lafi, un député de Zaouia (ouest).

 

Relever un pays divisé

Dix ans après la révolution, la Libye reste engluée dans une crise politique majeure. Pour le nouvel exécutif, le défi est de taille après plus de quarante ans d'un pouvoir sans partage ayant laissé place aux violences, aux luttes de pouvoir et aux ingérences étrangères. Après l'échec d'une offensive lancée en avril 2019 par le maréchal Khalifa Haftar – homme fort de l'Est – pour conquérir Tripoli, des progrès politiques ont toutefois été accomplis avec un cessez-le-feu signé à l'automne et un rebond de la production pétrolière, secteur clef de l'économie. La nouvelle autorité exécutive dispose-t-elle des moyens de sortir le pays de l'impasse ? Elle « aura très peu de pouvoir sur le terrain. Ils auront beaucoup de mal à exercer une quelconque influence dans l'est de la Libye et, même dans l'ouest de la Libye, ils feront face à une forte opposition. Ce n'est pas un exécutif qui peut unir la Libye », estime Wolfram Lacher, chercheur à l'Institut allemand des affaires internationales et de sécurité.

La liste d'Abdel Hamid Dbeibah faisait figure d'outsider face à celle de l'influent président du Parlement Aguila Saleh et du puissant ministre de l'Intérieur Fathi Bachagha. « La façon dont cet exécutif a été formé signifie que les quatre personnes élues (vendredi) n'ont pas vraiment d'intérêt commun, un intérêt politique commun autre qu'accéder au pouvoir et se maintenir au pouvoir », relève M. Lacher auprès de l'Agence France-Presse. Pour Tarek Megerisi, analyste politique au Conseil européen des relations internationales, « le processus des Nations unies a produit une nouvelle autorité à laquelle, franchement, personne ne se serait attendu ». Pour lui, « ce vote peut être lu comme un vote contre les favoris ». Les Libyens ne cessent de dénoncer le non-renouvellement des élites politiques du pays, la corruption et un quotidien rythmé par des pénuries de liquidités et d'essence, les coupures d'électricité et l'inflation. Sur les réseaux sociaux, de nombreux Libyens ont affiché leur scepticisme quant à la réussite du nouveau processus, car plusieurs accords conclus ces dernières années sont restés lettre morte.

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