Encouragés par le débat sur la mémoire ouvert par le rapport Stora, neuf historiens demandent au président Tebboune de mettre fin aux « entraves bureaucratiques ».
La révolte gronde chez les historiens algériens. Neuf d’entre d’eux, emmenés par Mohamed El Korso, Daho Djerbal et Amar Mohand-Amer, ont publié jeudi 25 mars une lettre ouverte au chef de l’Etat, Abdelmadjid Tebboune, lui demandant de mettre fin aux « entraves bureaucratiques » pénalisant l’accès aux archives nationales. Effet collatéral de la parution en janvier à Paris du rapport de Benjamin Stora sur la réconciliation mémorielle franco-algérienne, une telle initiative collective est sans précédent. Elle illustre une frustration croissante des chercheurs à l’égard de la gestion jugée opaque et arbitraire de la direction des Archives nationales.
Son inamovible patron, Abdelmadjid Chikhi, en poste depuis dix-neuf ans, était censé servir d’interlocuteur à M. Stora dans le dialogue mémoriel que s’efforcent d’esquisser le président français, Emmanuel Macron, et son homologue algérien. Or face à M. Stora, M. Chikhi ne s’est pas livré à un travail comparable d’inventaire et de propositions sur la question mémorielle. « Où est le rapport algérien ?, interroge Amar Mohand-Amer. On a d’un côté un rapport [Stora] qui crée le débat après sa publication et de l’autre un rapport [attendu de la part de M. Chikhi] qui crée le débat par son absence. »
M. Chikhi, de son côté, justifie son silence par le fait que le rapport Stora n’a pas été formellement communiqué aux autorités algériennes. « C’est un rapport franco-français, a-t-il déclaré le 22 mars à la chaîne Al-Jazeera. Il ne nous a pas été transmis de manière officielle pour que l’on soit dans l’obligation, au moins morale, de répondre sur son contenu. »
« Réaction d’amour-propre »
Le cafouillage autour du rôle de M. Chikhi dans ce dialogue mémoriel a comme libéré la parole des historiens, alors que l’insatisfaction vis-à-vis du directeur des Archives couve depuis longtemps. En 2016, l’historien Fouad Soufi, ancien sous-directeur au côté de M. Chikhi, s’était déjà rebiffé en publiant une tribune dans le quotidien El Watan dénonçant « l’agonie » et « la mort lente » des Archives nationales.
Cinq ans plus tard, la rébellion prend une dimension plus collective avec la lettre ouverte adressée à M. Tebboune. Les neuf signataires réclament le « droit d’accéder au contenu des dossiers communicables » sans qu’« interfèrent des interprétations personnelles qui vont à l’encontre de l’esprit même des archives, qui sont un patrimoine de la nation ». En vertu d’une loi datant de 1988, les archives sont « librement communicables au bout de vingt-cinq ans », à l’exception de dossiers judiciaires (le délai passe à cinquante ans), de données relevant de « la sûreté de l’Etat et de la défense nationale » (soixante ans) ou d’informations à caractère médical ou privé (cent ans).
Les historiens appellent en outre à « domicilier la recherche historique en Algérie et non pas à l’étranger ». De nombreux chercheurs algériens sont en effet contraints – dans des conditions matérielles et juridiques souvent compliquées – d’aller consulter les fonds des Archives nationales d’outre-mer, à Aix-en-Provence, ou du Service historique de la défense, à Vincennes, où ont été rapatriées les archives dites de « souveraineté » relatives à la période coloniale française en Algérie. L’anomalie pose la question d’un partage numérique à approfondir entre la France et l’Algérie – voire d’une « restitution » des originaux, ainsi que le réclame Alger. Elle met aussi en lumière l’aggravation des « entraves bureaucratiques » à Alger, que dénoncent les signataires.
Dans sa tribune à El Watan en 2016, Fouad Soufi citait l’exemple de la mésaventure subie par un historien algérien qui, après avoir attendu en vain l’autorisation de l’administration des archives algériennes pour consulter les traités signés entre le dey d’Alger et l’Autriche au XVIIe siècle, avait fini par s’adresser directement aux archives de Vienne. Ces dernières lui avaient fourni les copies des documents recherchés, mais, à Alger, le chercheur avait été accusé d’avoir publié des « secrets d’Etat ».
De tels obstacles relèvent de « la schizophrénie », fustige Amar Mohand-Amer : « On demande à la France de restituer les archives coloniales, mais en même temps on ferme l’accès aux archives en Algérie. » Alors que le débat sur les archives et la mémoire a rebondi dans la foulée de la publication du rapport Stora, « il y a eu une réaction d’amour-propre chez les historiens algériens », ajoute M. Mohand-Amer.
« Une situation ubuesque »
L’attitude personnelle de M. Chikhi est au cœur de bien des récriminations. « Les difficultés bureaucratiques sont le fait d’un “chef” qui a fait de sa mission une mission politique en outrepassant les limites de la loi », déplore Mohamed El Korso. « Nous dénonçons une situation ubuesque où une personne a réalisé une OPA sur les archives algériennes », ajoute M. Mohand-Amer. Selon lui, l’établissement dirigé par M. Chikhi « est devenu une forteresse » tenue « par des bureaucrates qui ne sont pas de vrais spécialistes de l’histoire ». Le verrouillage de l’accès aux archives, ajoute M. Soufi, vise moins à « cacher des vérités inavouables » qu’à « masquer l’incompétence » des dirigeants des Archives algériennes.
M. Chikhi, lors d’une rencontre avec Le Monde Afrique en novembre 2020, avait tenté de se justifier face aux critiques qu’il essuyait déjà en invoquant l’impact « sur la société » que pouvait avoir l’ouverture d’archives sensibles. Dans certains cas, avait-il plaidé, « le directeur des archives a le devoir de respecter la tranquillité publique et d’éviter que [la communication de dossiers] ait un aspect négatif sur l’évolution de la société ».
« Je n’influe pas sur la recherche, s’était-il défendu, mais il y a quand même des gens qui viennent [aux archives] pour la polémique. Quand il s’agit, par exemple, de dossiers assez compromettants pour des personnes, je ne peux pas les donner. C’est le cas quand on me demande le dossier de quelqu’un qui est accusé d’avoir été un collaborateur des Français. Je ne vais pas le jeter à la vindicte populaire en diffusant des documents comme ça. »
Toute la difficulté est que M. Chikhi s’arroge le droit de juger ce qui est « positif » ou « négatif » pour « la société », en dehors des dispositions de la loi algérienne sur les archives datant de 1988. Les historiens algériens réclament un simple retour à la loi à l’occasion de ce mouvement de fronde unique dans son ampleur.
Source : Le Monde