Côte d’Ivoire : le bombardement des soldats français à Bouaké devant les assises

Le 6 novembre 2004, un raid de l’aviation ivoirienne sur un camp militaire français avait tué neuf militaires français et un civil américain. Des zones d’ombre demeurent sur cette affaire.

Il aura fallu attendre plus de seize ans, dont une année de report due à la pandémie de Covid-19, pour que s’ouvre lundi 29 mars ce procès devant la cour d’assises de Paris. Un procès par défaut sur une affaire encore entourée de mystères où aucun des quatre auteurs présumés du bombardement survenu le 6 novembre 2004 en Côte d’Ivoire ne viendra expliquer pourquoi il a, « avec préméditation, volontairement donné la mort » à neuf soldats français de l’opération « Licorne » et un ingénieur agronome américain. Barys Smahin, l’un des deux pilotes biélorusses des Sukhoï Su-25, ainsi que le copilote ivoirien Ange Gnanduillet, seraient décédés depuis. Yury Sushkin et Patrice Ouei, les autres pilote et copilote de l’aviation ivoirienne qui menèrent le raid sur l’emprise française du lycée Descartes de Bouaké, seraient, eux, introuvables en dépit des mandats d’arrêt.

Ceux qui leur ont donné l’ordre du bombardement, dirigeants ou officiers ivoiriens de l’époque dont l’identité demeure inconnue, ne seront pas plus présents dans le box mais nombre de parties civiles, survivants comme familles de soldats défunts, espèrent que les trois semaines de procès produiront « la reconnaissance » attendue. « Cette affaire nous hante. Je vois bien que l’Etat a quelque chose à cacher, ce que je peux comprendre, mais il est anormal qu’il nous tourne le dos », explique Emmanuelle Michel, la compagne de Jérôme Bouchet, l’un des 39 soldats blessés. Au fil des ans, s’est installée dans les esprits l’idée que le bombardement de Bouaké n’était peut-être pas qu’une bavure ivoirienne mais que Paris, dont des soldats avaient été déployés sur place pour séparer les belligérants ivoiriens, porterait une responsabilité dans l’affaire.

Devant un box des accusés vide, les regards se tourneront dès lors inévitablement vers les personnalités politiques appelées à témoigner. Si l’ex-premier ministre Jean-Pierre Raffarin pourrait venir exposer sa version des événements, les trois plus attendues sont Dominique de Villepin, Michèle Alliot-Marie et Michel Barnier. Aux portefeuilles respectifs de l’intérieur, de la défense et des affaires étrangères, ils sont soupçonnés d’avoir sciemment laissé filer les deux mercenaires biélorusses.

Des démentis

Dans la nuit qui suivit le bombardement, les militaires du 2e régiment étranger de parachutistes arrêtèrent quinze mercenaires slaves sur l’aéroport d’Abidjan. Très probables complices des deux pilotes biélorusses, ils furent libérés sur ordre de Paris et remis au consul de Russie le 11 novembre 2004. Plus surprenant encore, lorsque le Togo intercepta, le 16 novembre, huit « mécaniciens agricoles » biélorusses en provenance de Côte d’Ivoire et informa l’antenne locale de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), le service de coopération technique internationale de la police et la Place Beauvau de ses très fortes suspicions, « toutes les réponses ont été négatives, et c’est ainsi que j’ai été amené à prendre des arrêtés d’expulsion de ces huit ressortissants biélorusses, environ quinze jours après l’arrestation », relatera en 2006 devant une juge d’instruction François Boko, le ministre togolais de l’intérieur de l’époque, sans cacher que « cette réponse négative de la France [l’avait] beaucoup étonné ».

Pour justifier cette passivité, Michèle Alliot-Marie, alors ministre de la défense, avait assuré qu’il n’existait « aucune base légale » pour l’arrestation de ces mercenaires présumés, ce que son conseiller juridique de l’époque a démenti lors de sa déposition. Dominique de Villepin a pour sa part assuré n’avoir « jamais été informé, ni saisi de cette affaire ». Ces démentis n’ont pas convaincu la dernière des quatre juges d’instruction à avoir travaillé sur ce dossier. A l’issue de son enquête, la juge Sabine Kheris avait considéré que « la décision de ne rien faire concernant les pilotes arrêtés au Togo a été prise à l’identique par le ministère de l’intérieur, le ministère de la défense et le ministère des affaires étrangères, ce qui permet de penser à l’existence d’une concertation à un haut niveau de l’Etat ».

Sa demande de voir les trois anciens ministres poursuivis pour « recel de malfaiteurs », « entrave à la manifestation de la vérité » et « non-dénonciation de crime » devant la Cour de justice de la République (CJR) n’a en revanche pas été suivie. La commission des requêtes de la seule instance habilitée à juger les actes des ministres perpétrés dans l’exercice de leurs fonctions ayant considéré que ces personnalités n’ont commis aucune infraction pénale.

Incohérences

« Les victimes ne connaîtront sûrement jamais la vérité mais ce qui m’intéresse, c’est que ces gens viennent leur mentir les yeux dans les yeux », s’impatiente Jean Balan, l’avocat d’une quarantaine de parties civiles. Au fil des entraves rencontrées et des incohérences constatées, celui qui a fait de « l’un des plus grands scandales de la Ve République » l’affaire de sa carrière en est arrivé à la conviction que le bombardement de Bouaké résultait d’« une manipulation » française pour se débarrasser de Laurent Gbagbo. Un bombardement suscité qui n’aurait jamais dû causer la mort de neuf soldats et d’un civil venus se réfugier sur la base française mais servir de prétexte à l’éviction d’un président ivoirien avec qui les relations étaient devenues exécrables. Les preuves de ces accusations font défaut mais certains des témoins pourraient apporter un peu de lumière sur cet épisode toujours trouble des relations franco-africaines.

Parmi les plus attendus, Robert Montoya, un ancien gendarme de l’Elysée reconverti dans le commerce de matériel militaire, expliquera-t-il, s’il se présente, comment il a pu exfiltrer avec autant de facilité les mercenaires qu’il avait fournis à l’Etat ivoirien ? Le général Henri Poncet, patron de la force « Licorne » à l’époque des faits, relatera-t-il les ordres qui lui ont été donnés depuis Paris après la mort de ses soldats, alors que le président Jacques Chirac avait donné de mauvais gré un « feu orange » à l’offensive ivoirienne déclenchée deux jours plus tôt contre la rébellion ? Lui ou un autre acteur de l’époque seront-ils en mesure d’indiquer qui dans la chaîne de commandement ivoirienne a pris la décision de bombarder le lycée Descartes et pourquoi ? Enfin, le général Patrick Destremau, à l’époque colonel, lèvera-t-il les doutes sur les objectifs de la colonne d’une cinquantaine de blindés qu’il dirigeait ? Partie de Bouaké pour Abidjan afin de participer à l’évacuation des ressortissants français, la file indienne de véhicules militaires se retrouva, du fait d’« une erreur de guidage », devant la résidence de Laurent Gbagbo.

Source : Le Monde

De la même section Afrique